Peu sont les romans que je lis d'une traite, ce dernier en fait partie. C'est son côté à la fois inclassable, réaliste et fictionnel qui m'ont sûrement happée. De par sa structure générale, ce roman fait écho au dernier roman paru (et génial) de Marisha Pessl Intérieur Nuit (Gallimard, 2015) même si les thèmes traités n'ont rien à voir. C'est l'incorporation des illustrations et le sens de la quête qui rendent Blackouts un véritable OLNI (Objet Littéraire Non Identifié). Oui, car il s'agit bien d'une quête ou plutôt d'un désir fort de réhabilitation d'un personnage réel tombé dans l'oubli, une certaine Jan Gay anthropologue de formation du début du vingtième siècle et lesbienne, dont les recherches sur l'homosexualité ont été volontairement mises de côté ou occultées.
Et voilà le lecteur embarqué dans une histoire singulière à travers les récits de deux personnages enfermés dans une chambre au fin fond du désert, à l'intérieur d'un refuge queer appelé le palais. Le narrateur - on ne connaîtra jamais son identité, seul son surnom Nene - est parti rejoindre son ex-compagnon à l'agonie, Juan Gay qu'il avait rencontré jadis lors d'un séjour en hôpital psychiatrique. Sur son lit de mort, ce dernier va lui raconter une troublante histoire, partie de sa curiosité pour un livre censuré, couvert de marqueur noir, trouvé par hasard dans le Palais. Son auteure est l'homonyme de Juan - Jan Gay - et elle va devenir son obsession.
"Côte à côte. Moi, légèrement enfiévré de colère et de honte, ainsi que par les questions tues. Juan m'attendait au tournant, il me surveillait, et pourtant, j'avais l'impression qu'il se trouvait autre part, comme si on assistait tous les deux à d'autres événements, ces boucles du passé qui revenaient sans cesse dans nos têtes".
Seulement cette confession ne se fait pas facilement ; le narrateur doit raconter son vécu, ses maladresses, ses rencontres, ses amours pour que Juan accepte de dévoiler une part du mystère. Peu à peu l'anthropologue lesbienne devient un personnage à part entière et c'est tout le contexte sociétal de l'Amérique pudibonde et intolérante qui refait surface. Ainsi, l'homosexualité était clairement considérée comme une maladie qu'il fallait traiter et dont il fallait trouver les causes pour mieux l'appréhender. Ainsi, en filigrane, c'est L'Amérique de Juan, du début du vingtième siècle et celle du narrateur de la fin du vingtième siècle, qui s'affrontent. Les illustrations mettent en valeur toute une recherche mais aussi toute une réflexion "médicale" sur les origine de ce qu'on considérait comme une maladie.
"Qu'est-ce que je sais à l'époque? Je sais que la haine des pédés a à voir avec le sida, et au fond de moi, de façon obscure, que la haine des pédés me concerne aussi".
Juan et son ex petit ami sont d'origine portoricaine et en savent long sur les idées reçues données à leur communauté. Le travail de Jan Gay, qui fut aussi une colocataire de Andy Warhol, bat en brèche toutes ces certitudes populaires et glauques sauf que son travail a été réduit au silence car trop révolutionnaire pour son époque.
Dans leurs dialogues nocturnes, alors que les forces de Juan s'affaiblissent inexorablement, c'est tout un pan de l'Histoire qui est réhabilité. Le narrateur devient le gardien de ces révélations.
Black Outs se lit d'une traite car il est rempli de fulgurances littéraires. Ses chapitres sont courts, ses illustrations curieuses et le dialogue entre les deux hommes alimente le mélange virtuose entre la réalité et la fiction. Il a fallu attendre douze ans pour que Justin Torres publie ce second roman, après le talentueux Vie Animale.
L'œuvre de Justin Torres ne donne pas la place au silence, aux non-dits. Elle refuse l'exclusion. Ses mots et ses phrases réparent, rendent la dignité à ceux exclus à cause de leur sexualité.
Une merveilleuse lecture.
Ed. de L'Olivier, août 2024, traduit de l'anglais (USA) par Laetitia Devaux, 336 pages, 25.50€
National Book Award 2024
Titre original éponyme