"Parce qu'on est sa famille".
Le ton de Léonie est irrévocable. L'amour de sa vie, le père de ses enfants, Michael, sort enfin de Parchman, la prison de l'état du Mississippi. Et même si l'instinct maternel ne l'a jamais effleurée, elle annonce à son père qu'elle prend les enfants pour faire le voyage et ramener Michael.
"Il m'a vue moi. Il a vu que j'étais une blessure ambulante, et il est venu me panser".
L'aîné, Jojo (Joseph), treize ans, n'a jamais fait confiance à sa mère qu'il n'appelle même pas maman. Ceux qui l'ont élevé sont ses grands parents. Ils lui ont tout appris. Désormais Papy fait tout tout seul depuis que la grand-mère Philomène, rongée par le cancer, est alitée.
L'idée de ce voyage ne l'enchante guère, mais il n'a pas le choix. Les voilà partis avec la petite sœur de deux ans, Michaella, et la copine de Léonie, aussi défoncée qu'elle. Le voyage prend vite des allures de bad trip : des adultes qui se défoncent, un bébé malade, une mère qui ne s'occupe pas de ses enfants, un père aussi peu aimant que sa compagne. Bref, le retour chez les grands-parents est un soulagement pour les petits.
"Devenir adulte, ça signifie apprendre à naviguer dans ce courant : apprendre quand se cramponner, quand jeter l'ancre, quand se laisser porter".
L'aller-retour à Parchman a été comme un voyage initiatique pour Jojo. Il a ramené avec lui le fantôme de Richie, gamin qui jadis est mort dans cette prison, au temps où son grand-père y était incarcéré. Richie veut revoir son vieil ami et comprendre enfin ce qui lui est arrivé. Jojo a un don : il peut voir les morts et échanger avec eux, alors que Léonie est obligée de se droguer pour voir le fantôme de son frère Given qui, en silence, semble la juger.
"Parchman était le passé, autant que le présent et l'avenir"
Ce roman polyphonique a des accents de tragédie grecque. Michael est blanc et sa famille déteste les noirs au point qu'ils ont tué "accidentellement" Given un jour de chasse. Ils n'ont jamais accepté leurs petits-enfants à cause de leur métissage. Léonie est une femme en souffrance qui rumine sa colère et se retient de frapper ses petits pour se défouler. Seul son mari compte.
Philomène, la grand-mère, est le point d'ancrage de tous. Léonie l'aime comme elle déteste tout autant et Jojo la considère comme sa mère. Sa lente agonie nous vaut des pages superbes sur le passage de la vie à la mort. Quant au grand-père, il garde au fond de son cœur un lourd secret enfoui avec ses souvenirs de Parchman.
Justement, c'est Richie, un des narrateurs, qui incarne l'autre côté, ces limbes, passage transitoire vers le pays des morts.
"Depuis que Maman est malade, j'ai appris que la souffrance aussi est capable de faire ça. Elle peut dévorer une personne jusqu'à n'en laisser que les os, la peau et une fine pellicule de sang".
Pourtant, ce sont les secrets du grand-père qui vont se révéler et permettre aux secrets, aux remords et à son côté sombre de s'envoler. Grâce à cela, Jojo devient le personnage lumineux, l'avenir de la famille dans ce coin raciste de l'Amérique où être noir est encore un fardeau.
Le Chant des revenants interroge aussi sur l'instinct maternel, sur la notion de mère et ce qu'elle implique. On y parle aussi de transmission, de valeurs, et de famille.
La prison de Parchman est l'épicentre du roman. l'endroit sombre ou tout s'est joué dans le passé, et tout s'y joue encore. Incarnation de la violence des hommes, elle marque à vie ceux qui sont contraints de s'y retrouver un jour.
"On est pas faits pour vivre dans cet endroit. Noir ou blanc. Ca change rien. C'est un endroit pour les morts".
En concentrant la narration sur trois voix : Jojo, Léonie et Richie, Jesmyn Ward a brillamment emmêlé passé et présent afin de montrer que finalement rien n'a beaucoup changé : les drames se succèdent, le racisme perdure et les ombres de ceux qui ne sont plus viennent nous hanter.
C'est beau, tragique et brillant.
Ed. 10/18, février 2020, traduit de l'anglais (USA) par Charles Recoursé, 288 pages, 8.30€
Titre original : Sing, Unburied, Sing
Booker Prize 2017