vendredi 7 février 2025

Secret enfoui


Franck Cassidy a laissé son passé douloureux à Green Bay au nord du Michigan. Orphelin depuis que ses parents ont péri dans un incendie, il a été élevé par son oncle Ward, homme taciturne et violent à son égard. Dès qu'il a pu fuir, il s'est réfugié à Chicago puis dans le New Jersey. 
C'est dans cet état qu'il apprend dans le journal la mort violente de son oncle. Comme il vit modestement avec sa compagne Honey et leurs deux enfants, il voit en cette nouvelle le moyen - peut-être - d'hériter de la ferme familiale que son cousin Norman a récupéré.

Le voyage coûte cher, Honey est légèrement déphasée car son premier mari, condamné à mort depuis quelques années, doit être exécuté et les garçons ne sont pas trop enthousiastes à l'idée de ce voyage.
"Dans la voiture, nous n'étions que des ombres. Il y avait quelque chose de prophétique dans tout ça, comme si l'on entamait une traversée du Styx vers le pays des morts, un voyage de retour vers le centre des choses, vers les secrets auxquels je ne m'étais pas autorisé à penser pendant des années".
Une voiture volée et un fermier dépouillé plus tard, voilà cette "belle" famille dysfonctionnelle de retour à Green Bay. Or sur la route, Franck a replongé dans son passé douloureux, son internement psychiatrique et ses séances d'hypnose. De plus, depuis qu'il a appris à la radio que l'assassin présumé de son oncle est un homme de son entourage familial présumé mort depuis plusieurs années, Franck a l'impression de perdre à nouveau la tête.
"Je pense que j'en étais arrivé à ce point de la vie où l'opinion des autres ne comptait plus, où toute humanité, si l'on peut dire, m'avait entièrement quitté. Et peut-être qu'au plus profond de moi, je rentrais aussi pour d'autres raisons".

Installé dans une petite pension de famille, le couple s'organise. Honey reprend ses travaux de dactylo tandis que Franck accepte un poste de sécurité dans l'université privée de la ville, "une communauté d'esprit pratique, la façon de vivre des américains". Il passe son temps libre à ressasser ses souvenirs. L'alcool, les on-dit, les rencontres bouleversantes avec son ancien psychiatre n'arrangent pas les choses. Et puis Honey, de plus en plus stressée, se défoule physiquement sur son fils aîné. Sous une apparence lisse d'une petite famille américaine de classe moyenne, se cachent des fissures béantes que chacun cherche à sa manière de colmater.
"Je me donnais les surnoms de Specimen, parce que j'étais exactement ça, un naufrage affectif sur lequel les membres de la communauté médicale se bâtissaient une carrière".
De tous les romans lus de cet auteur, Les Profanateurs est peut-être le plus abouti tant il va loin dans la psyché humaine. Franck Cassidy est-il une victime ou un potentiel meurtrier? Michael Collins explore les coins et les recoins du cerveau, analysent les actes-manqués ainsi que "les limbes des choses à demi oubliées, à demi remémorées". Jusqu'au dénouement, le lecteur est incapable de deviner la vérité sur ce fait divers sordide au sein duquel plane un lourd secret familial.
"Nous allions rapidement vers un monde dans lequel il n'y aurait plus de choses réelles, ou dans lequel les choses réelles seraient redéfinies, jusqu'à ce que les choses représentées soient plus réelles que les choses réelles, car le réel n'existerait plus".
Ce livre écrit en 2001, n' pas pris une ride et mérite qu'on s'y attarde.

A découvrir !

Ed. Points Seuil, mars 2013, traduit de l'anglais par Jean Guiloineau, 528 pages, 9.41€

lundi 3 février 2025

Résister ou fuir ?

 


Il y a trente ans, on aurait qualifié ce roman de dystopique. De nos jours, il flirte (hélas) avec une possibilité qui pourrait survenir rapidement, tant le monde actuel poursuit sa course folle.
En neuf chapitres de plus en plus éprouvants pour le lecteur qui a la sensation d'une plongée en apnée qui dure, Paul Lynch décortique les mécanismes d'une société qui sombre du jour au lendemain dans un régime totalitaire avec toutes les conséquences que ce basculement implique. Les énumérer toutes ne serviraient à rien alors l'auteur les assimile dans le basculement du quotidien d'une famille moyenne lambda. 
"Ce qu'elle a sous les yeux, c'est l'image d'un ordre qui se détraque, le monde sombrant dans une mer noire et inconnue".
Eilish et Larry ont quatre enfants. Dès le début du roman, Larry, est arrêté pour ses fonctions de professeur syndicaliste. Son épouse ne sait pas où il est, s'il est mort ou en détention. Elle devient la seule adulte à assurer la sécurité familiale. Mais peut-on parler vraiment de sécurité quand l'Irlande sombre dans le chaos ? Le régime, de plus en plus policé, verrouille tout. Le quotidien d'Eilish se transforme, tout comme la raison de son vieux père. Pour ne pas sombrer, elle échange mentalement avec Larry, point lumineux à travers l'obscurité du dehors.
"J'essaie de faire tenir cette famille dans un monde où tout semble calculé pour nous arracher les uns aux autres, il y a des moments oui ne rien faire est le meilleur moyen d'obtenir ce que l'on veut, il y a des moments où il faut se taire et baisser la tête".

La répression prend la forme d'une énorme vague contre laquelle on ne peut rien. Après l'instant de sidération, la population s'organise, les rebelles, dont Mark le fils aîné, passent à l'offensive. Eilish tient bon, supporte le sourire rempli de haine et de suffisance de l'épouse d'un policier parti dans l'autre camp, observe sa fille Molly ajouter un ruban blanc dans l'arbre du jardin pour symboliser les semaines d'absence de Larry, accuse le coup quand le boucher collabo refuse de la servir.

La descente aux enfers est si soudaine que l'héroïne espère que ce qu'elle vit n'est que "la noirceur opaque d'un rêve monstrueux, puis [qu'elle] se réveillera auprès de Larry".
Et malgré tout, alors que son amie Carole fabrique du pain et des pâtisseries jusqu'à l'overdose pour ne pas devenir folle, Eilish avance, cherche à rejoindre la liberté de l'autre côté de la mer. Il n'y a plus d'avenir dans un pays où on torture et tue des adolescents accusés d'avoir taguer sur les murs.

Et pendant que les Hommes déclinent, le temps passe, les saisons se succèdent et les descriptions de cette renaissance cyclique contrastent fortement avec les pages sombres du totalitarisme.
"Eilish regarde le ciel au bout de la rue, à hauteur de Christ Church Cathedral, le brasier de lumière flambe lentement, comme si le monde avait pris feu".

La mère de famille s'assimile alors aux arbres qui résistent pendant les mois d'hiver puis déroulent leurs bourgeons aux beaux jours. Cette comparaison l'endurcit et la mène vers une forme de résistance. Tout comme eux, on pourra compter les années sur son corps et elle résistera, coûte que coûte, aux agressions extérieures pour protéger les siens.

Le Chant du Prophète est sombre, très sombre, mais la lumière n'est pas loin. L'espoir fait vivre dit un dicton populaire. Il prend toute sa mesure dans ce roman qui porte bien son titre et dont l'héroïne garde la tête haute.


Ed. Albin Michel, collection Les Grandes Traductions, janvier 2025, traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso, 304 pages, 22.90€
Titre original : Prophet Song
Booker Prize 2024

vendredi 31 janvier 2025

RUE DES ALBUMS (150) Histoires de fantôme et de vampire

 Ces deux albums a priori très différents même s'ils utilisent la même thématique, déconstruisent le mythe pour l'humaniser et ainsi dédramatiser ce qui existe dans l'imaginaire des enfants.

Fantôme et vampire, deux mots qui font peur chez les plus jeunes. A une époque où on apprend que les films d'épouvante et d'horreur sont visionnés de plus en plus tôt et sans filtre pour expliquer, les albums jeunesse remplissent pleinement leur rôle éducatif.

Antonin Louchard exploite le mythe du vampire pour mettre en scène Nosferatiche, le lapin vampire qui refuse d'aller manger car sa maman a préparé un gratin de courgettes. Par une composition en double page : à gauche les répliques de maman et à droite celle du petit lapin, l'auteur déconstruit le personnage du vampire sanguinaire pour en faire un être drôle qui tente de faire peur et qui est persuadé de n'avoir peur de rien. Petit lapin s'est déguisé, on le comprend tout de suite ; au fil des pages c'est tout ce qui incarne le vampire qui est expliqué : lumière, ail, dent, sang... seulement, les répliques de la maman humanisent le petit monstre et c'est vraiment drôle.


Souvent, on associe le mot fantôme au champ lexical de la peur car rencontrer un fantôme est une expérience paranormale inquiétante. Gustavo est certes un petit fantôme mais l'auteur lui a donné non seulement des sentiments humains et il évolue au sein d'un noyau familial. Dès lors, Gustavo réussira à faire passer aux petits lecteurs un message sur la solitude et l'amitié. Car, le petit fantôme n'a pas d'amis, il se sent seul et croit que personne ne l'aime. Il décide donc de lancer des invitations pour un concert de violon qu'il donnera la nuit de la Fête des morts. Il espère que les autres créatures viendront nombreuses l'applaudir...

D'un côté, Nosferatiche propose des illustrations épurées, sur fond noir, centrées sur le petit lapin déguisé. Les émotions du personnage sont mises en premier plan. Chez Gustavo, les illustrations fourmillent de détails, de clins d'œil et de références littéraires : un petit Frankenstein, une sorcière, un petit Jack la citrouille. Elles donnent sur chaque page une impression de mouvements comme si Gustavo vole de page en page. Et même si certains décors sont un cimetière, les nombreux fonds blancs effacent la peur.

Encore une fois, les albums prouvent qu'ils apportent non seulement un message et peuvent aborder tous les thèmes, un travers un schéma narratif simple et des illustrations soignées.


Nosferatiche : Le Maudit, Editions du Seuil jeunesse, septembre 2023, 40 pages, 9.90€

Gustavo le petit fantôme, Editions Kimane, août 2020, 40 pages, 13.50€

lundi 27 janvier 2025

Livre monde

 


C'est un livre monde où on retrouve toutes les obsessions et l'étrangeté de l'univers littéraire du maître japonais. Le hasard du calendrier a voulu que j'apprenne la mort de David Lynch au moment où je terminais le roman. Il y a vraiment quelque chose de lynchien dans cette histoire dont la première partie fait écho à un autre roman de l'auteur, La Fin des temps (10/18,novembre 2020, réédition) dans lequel, déjà, la dernière partie était consacrée à la Cité dont la condition sine qua non pour y entrer est d'y laisser son ombre.
"Dans cette Cité, les hommes n'ont pas d'ombre. Ce n'est que lorsqu'on abandonne son ombre qu'on se rend compte qu'elle est nantie d'un certain poids. De la même façon que l'on éprouve rarement dans sa vie quotidienne la gravitation terrestre".

Tout part d'une histoire d'amour impossible entre deux jeunes gens de dix-sept ans. Elle est énigmatique et secrète, il est maladroit et inexpérimenté. Pour se rapprocher, ils inventent ensemble une Cité entourée de murs, remplie de règles propres et au sein de laquelle le temps semble s'être arrêté. Or, un jour, la petite amie ne donne plus de nouvelles. Elle disparaît de la vie du narrateur mais pas de son cœur. 
"C'est pourquoi, si je veux rendre le lien affectif entre nous plus fort et plus durable, c'est cette vision-là qui me vient à l'esprit : il pleut doucement, sans discontinuer, sur l'océan. Toi et moi sommes assis sur la plage, contemplant l'océan et la pluie. Collés l'un à l'autre sous le même parapluie. Ta tête posée tendrement sur mon épaule".
Les années passent, le narrateur vieillit dans la solitude et le souvenir de son amour perdu. Un jour, sans trop s'expliquer comment, il se retrouve dans la Cité sortie de leur imagination, recruté comme liseur de rêves. Là, il y retrouve l'amour de sa vie qui n'a pas pris une ride mais qui semble l'avoir oublié. Que choisir ? Une vie dans la Cité à observer le cycle de vie des licornes, à lire des rêves qu'il ne comprend pas mais lui donnent l'impression d'une "sensation de passage", à boire d'étranges infusions tout en sachant qu'il ne pourra jamais vraiment reconquérir sa moitié, ou décider de récupérer son ombre en train de mourir dans une cabane à l'entrée de la cité, surveillée par le gardien, et traverser le lac pour rejoindre le monde réel ?
"La Cité ressemble moins à une structure inorganique qu'à un être vivant en mouvement. Elle est flexible et intelligente. Elle s'adapte et change de forme selon les besoins. Je ressens vaguement cela depuis que je suis ici".
La difficulté de compréhension tient dans la frontière tracée entre le réel et le fantasmé, la réalité et le rêve. Pour transiter entre les deux, une pièce tout comme la pièce à damiers et aux lourdes tentures chez David Lynch. 
"tout ce que je pouvais percevoir, c'est que je devais être proche de la frontière entre ce monde et l'au-delà. A la manière de cette pièce en semi-sous-sol. Située ni sur de la terre ni en dessous, et la lumière qui y pénétrait était faible et assourdie".
Dans ce petit cabinet isolé de la bibliothèque, un poêle, une table, deux chaises et la possibilité d'échanger avec un étrange défunt, M. Koyasu, que le narrateur a longtemps cru vivant.
"L'homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme l'ombre qui passe".
De retour dans le monde dit réel, notre héros devient directeur d'une bibliothèque perdue dans une petite ville proche de Fukushima. Il y fait  la connaissance d'un étrange jeune homme, autiste, qui lui demande de rejoindre la Cité et d'une propriétaire de bar avec qui il noue une relation vaguement amoureuse.

La Cité aux murs incertains est construit en trois parties dont les chapitres sont des pièces de puzzle à rassembler pour former un tout cohérent. La compréhension globale nous échappe. C'est à notre imagination et à notre sensibilité de privilégier telle ou telle piste proposée par Murakami. Et paradoxalement, ce roman apparaît pour moi comme son roman le plus abouti, une échappatoire à ce qui nous pèse et à notre routine. La psyché et les désirs sont les plus puissants et nous protègent de la brutalité du monde extérieur. D'ailleurs, dans la Cité, pour lire les rêves, les yeux subissent une transmutation.
"Je n'arrive tout simplement pas à comprendre ce que je suis. Pourquoi suis-je ici et pourquoi est-ce que je fais ce que je fais? Et pourquoi un vent si fort souffle-t-il constamment ici? Je ne cesse de me poser ces questions.

Bien sûr, je n'ai pas de réponse". 

La clé est peut-être dans notre perception de notre ombre puisque "le vrai moi et l'ombre sont les deux faces d'une même existence", capables d'échanger leur rôle selon les circonstances.

Des ombres, des fantômes, et l'écho d'un passage de Gabriel Garcia Marquez dans L'Amour au temps du choléra, quand les héros , sur un bateau, longent un port en ruine où une femme vêtue de blanc leur fait signe. Et le capitaine de leur expliquer que cette créature féminine appelant à l'aide est un fantôme.

La Cité aux murs incertains est une quête du vrai moi, "le vrai moi bien vivant". Pour cela, le lecteur voyage entre deux mondes et c'est à lui de créer da propre vérité. On ne sort pas indemne d'une telle lecture car elle reste dans un coin de notre esprit, nous interroge et nous donne envie de relire l'œuvre du maître tant elle fait écho à d'autres romans*.

Un conseil : ne pas le lire en premier si vous n'avez jamais lu Murakami.

* le trou (lire Le Meurtre du commandeur) / le Puits (lire chroniques de l'oiseau à ressorts) / l'ombre et les licornes (lire La fin des temps) / les 2 mondes (lire IQ84) pour ne citer qu'eux.


Ed. Belfond, janvier 2025, traduit par Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Oono, 560 pages, 25€.

vendredi 24 janvier 2025

Sombre et lumineux

 


"Parce qu'on est sa famille".

 Le ton de Léonie est irrévocable. L'amour de sa vie, le père de ses enfants, Michael, sort enfin de Parchman, la prison de l'état du Mississippi. Et même si l'instinct maternel ne l'a jamais effleurée, elle annonce à son père qu'elle prend les enfants pour faire le voyage et ramener Michael.

"Il m'a vue moi. Il a vu que j'étais une blessure ambulante, et il est venu me panser".

L'aîné, Jojo (Joseph), treize ans, n'a jamais fait confiance à sa mère qu'il n'appelle même pas maman. Ceux qui l'ont élevé sont ses grands parents. Ils lui ont tout appris. Désormais Papy fait tout tout seul depuis que la grand-mère Philomène, rongée par le cancer, est alitée.
L'idée de ce voyage ne l'enchante guère, mais il n'a pas le choix. Les voilà partis avec la petite sœur de deux ans, Michaella, et la copine de Léonie, aussi défoncée qu'elle. Le voyage prend vite des allures de bad trip : des adultes qui se défoncent, un bébé malade, une mère qui ne s'occupe pas de ses enfants, un père aussi peu aimant que sa compagne. Bref, le retour chez les grands-parents est un soulagement pour les petits.
"Devenir adulte, ça signifie apprendre à naviguer dans ce courant : apprendre quand se cramponner, quand jeter l'ancre, quand se laisser porter".
L'aller-retour à Parchman a été comme un voyage initiatique pour Jojo. Il a ramené avec lui le fantôme de Richie, gamin qui jadis est mort dans cette prison, au temps où son grand-père y était incarcéré. Richie veut revoir son vieil ami et comprendre enfin ce qui lui est arrivé. Jojo a un don : il peut voir les morts et échanger avec eux, alors que Léonie est obligée de se droguer pour voir le fantôme de son frère Given qui, en silence, semble la juger.
"Parchman était le passé, autant que le présent et l'avenir" 
Ce roman polyphonique a des accents de tragédie grecque. Michael est blanc et sa famille déteste les noirs au point qu'ils ont tué "accidentellement" Given un jour de chasse. Ils n'ont jamais accepté leurs petits-enfants à cause de leur métissage. Léonie est une femme en souffrance qui rumine sa colère et se retient de frapper ses petits pour se défouler. Seul son mari compte. 
Philomène, la grand-mère, est le point d'ancrage de tous. Léonie l'aime comme elle déteste tout autant et Jojo la considère comme sa mère. Sa lente agonie nous vaut des pages superbes sur le passage de la vie à la mort. Quant au grand-père, il garde au fond de son cœur un lourd secret enfoui avec ses souvenirs de Parchman.
Justement, c'est Richie, un des narrateurs, qui incarne l'autre côté, ces limbes, passage transitoire vers le pays des morts.

"Depuis que Maman est malade, j'ai appris que la souffrance aussi est capable de faire ça. Elle peut dévorer une personne jusqu'à n'en laisser que les os, la peau et une fine pellicule de sang".
Pourtant, ce sont les secrets du grand-père qui vont se révéler et permettre aux secrets, aux remords et à son côté sombre de s'envoler. Grâce à cela, Jojo devient le personnage lumineux, l'avenir de la famille dans ce coin raciste de l'Amérique où être noir est encore un fardeau.
Le Chant des revenants interroge aussi sur l'instinct maternel, sur la notion de mère et ce qu'elle implique. On y parle aussi de transmission, de valeurs, et de famille.
La prison de Parchman est l'épicentre du roman. l'endroit sombre ou tout s'est joué dans le passé, et tout s'y joue encore. Incarnation de la violence des hommes, elle marque à vie ceux qui sont contraints de s'y retrouver un jour.
"On est pas faits pour vivre dans cet endroit. Noir ou blanc. Ca change rien. C'est un endroit pour les morts".
En concentrant la narration sur trois voix : Jojo, Léonie et Richie, Jesmyn Ward a brillamment emmêlé passé et présent afin de montrer que finalement rien n'a beaucoup changé : les drames se succèdent, le racisme perdure et les ombres de ceux qui ne sont plus viennent nous hanter.

C'est beau, tragique et brillant.


Ed. 10/18, février 2020, traduit de l'anglais (USA) par Charles Recoursé, 288 pages, 8.30€
Titre original : Sing, Unburied, Sing
Booker Prize 2017

lundi 20 janvier 2025

Emancipation


En janvier 2023, les lecteurs faisaient connaissance avec l'univers littéraire bien particulier de Michelle Gallen et son formidable premier roman Ce que Magella n'aimait pas (Joelle Losfeld, janvier 2023, traduction Carine Chichereau) dans lequel on suivait les aspirations d'une jeune fille issue de la classe ouvrière irlandaise.

L'auteure reprend le même contexte sociétal et situe son histoire en 1994, en plein conflit nord-irlandais. Son héroïne, Maeve est issue aussi de la classe ouvrière, quoique, puisque selon ses souvenirs, elle n'a jamais connu ses parents travailler. Elle attend avec impatience ses résultats d'examens qui lui permettront enfin de s'émanciper à Londres, de l'autre côté de la mer. 
"Parfois, elle avait l'impression d'être la version féminine d'Icare, passant ses heures à rassembler ses plumes, à les coller à la cire chaude pour fabriquer les ailes dont elle avait besoin pour s'enfuir".
Pourtant Londres, c'est un peu le territoire ennemi, puisqu'elle est catholique et déteste les réformés. seulement, elle veut mettre de la distance avec les siens mais aussi avec la ville qu'elle n'a pas quitté depuis sa naissance.

Comme les résultats ne seront pas connues avant fin août, Maeve et ses deux amies, Aoife et Caroline, travaillent à l'usine de textile dirigé par un dragueur impénitent. Là, elle côtoie aussi bien des catholiques que des protestants. Et pour se préparer à sa nouvelle vie, elle a pris avec Caroline un petit appartement en face de l'usine.
Son nouveau quotidien d'ouvrière lui révèle les réalités du monde du travail pour les gens non qualifiés, les petits compromis, les heures supplémentaires, le harcèlement sexuel qui cache son nom, mais lui permet aussi de rencontrer de nouvelle personnes, d'élargir son univers et de mûrir.

Le chapitrage du roman, construit comme un décompte avant les résultats des examens, inscrit le texte dans la veine du roman initiatique, surtout que Maeve ne veut pas avoir le même destin que sa sœur aînée Deidre, disparue trop tôt, emportée par la dépression.
"Dans son monde à elle, laisser mourir sa sœur était un échec"(...) Je suppose que l'échec, c'est comme la richesse : c'est relatif".
Du fil à retordre est un roman drôle qui, comme le précédent opus, est bien plus profond qu'il n'y paraît. On s'attache rapidement au trio de personnages féminins aux personnalités différentes. Chacune compte sur les études pour ne pas subir leur vie future.
En arrière plan, les tensions et les attentats de l'IRA rappelle un contexte sociétal sulfureux au sein duquel la population devait se conformer.
On dit souvent que le second roman est plus difficile à écrire que le premier. En tout cas, Michelle Gallen a transformé l'essai. Une réussite !


Ed. Joelle Losfeld, janvier 2025, traduit de l'anglais (Irlande) par Carine Chichereau, 352 pages, 25€
Titre original : Factory Girls

vendredi 17 janvier 2025

Espérance

 


Pour ne pas sombrer, Cohen se raccroche à ses souvenirs d'homme marié, à son voyage à Venise, au ventre rond de son épouse. Seulement, tout cela n'existe plus. 
"Maintenant, il ne faisait plus que pleuvoir. Avant la tempête. Pendant. Après, Impossible de dire quand s'achevait un ouragan ni quand commençait le suivant".
Cohen est seul dans la maison qu'il a refusé de quitter il y a presque deux ans après que le gouvernement ait instauré une nouvelle frontière.
"La limite avait été déclarée 613 jours auparavant. Une ligne tracée à cent quarante kilomètres du littoral, de l'Alabama à la frontière séparant Texas et Louisiane, en passant par le Mississippi. Une création géographique, synonyme de renonciation. On laisse tomber. Les tempêtes peuvent se garder le reste. Plus de réparation, plus de reconstruction".
Cohen tente tant bien que mal de poursuivre une vie normale dans des circonstances extraordinaires. Il a appris à vivre avec sa solitude au jour le jour. Lors d'un trajet pour aller chercher quelques courses, il est agressé par deux jeunes gens qui faisait du stop au bord de la route. Ils lui dérobent tous ses biens y compris sa précieuse jeep. 
"Ils étaient tous si peu à leur place ici. Rester sous la Limite avait eu un sens très longtemps à ses yeux, mais c'était fini. Il en avait assez de la pluie - il en avait même assez depuis des mois - , il en avait assez du froid, du vent, de la construction sans cesse recommencée de cette putain de chambre qu'il avait fait serment de construire".
Son périple pour retrouver ses agresseurs l'amène dans un étrange camp dirigé par Aggie, un homme au "regard mauvais de l'impénitent" qui séquestre des jeunes femmes et a instauré une forme de terreur.
"Il remplissait les salles puis, au plus noir de la nuit, se servait de sa position pour pénétrer des corps et des âmes qui ne lui appartenaient pas. Le nouveau monde l'incita à troquer ses reptiles contre des armes et ses églises des zones industrielles contre une colonie".
Tel un nouveau Moïse, Cohen décide de libérer tous ces gens et les emmener au-delà de la frontière. Lui-même est fatigué de cette vie sans répit, toujours sur le qui-vive. Les souvenirs de sa femme ont "autant de consistance qu'un sac de ciment attaché aux épaules. C'est là en permanence, c'est horriblement lourd, on ne peut pas s'en débarrasser." Il se sent au bout d'un processus qu'il n'arrive pas à déchiffrer. Alors, sauver ceux qui l'ont dépouillé lui semble être un acte qui noiera pour de bon ses désirs de vengeance.
"Ses rêves ne créaient plus d'autres mondes, ils se réduisaient à une évocation fascinée de l'évasion. De la vengeance. Où apparaissaient ceux qu'il aimait et qui, maintenant, lui manquaient".
Seulement, le chemin est long, rempli de détours et d'hommes prêts à tout pour survivre. Au bout, il espère atteindre une forme de rédemption et rejoindre enfin ceux qu'il a perdus.
"Derrière ses paupières, d'étranges visions de la vie d'avant rôdaient dans les vastes cavernes de son esprit, penché tout au bord du gouffre de l'inconscient. Un feu roulant d'images s'étirant de la vie d'avant, puis à travers la dévastation, jusqu'aux derniers jours de son existence. Des visages qu'il se rappelait à peine, de curieux souvenirs - listes de commissions, scores de matchs, voix cruelles - , jusqu'à ce que tout disparaisse, englouti par la nuit".
Une pluie sans fin est l'histoire d'un homme confronté à une chose énorme, implacable, qui le dépasse mais qu'il prend à bras le corps afin de lutter dignement contre le désespoir et l'épuisement. Contrairement à d'autres romans apocalyptiques, il y a une lumière au bout du chemin, la possibilité d'un futur qu'il veut offrir à la petite troupe qu'il a décidé de sauver. Au fil des pages, Cohen est de plus en plus lucide. Il se rend compte que ses souvenirs d'homme heureux ne le sauveront pas du présent. Dès lors, veut-il encore de cette vie qu'il juge sans avenir, même de l'autre côté de la frontière ?
"Ce qu'il avait aimé et perdu n'avait aucun pouvoir contre la force indifférente du vivant".

Cohen est un héros, un homme encore debout face aux éléments déchaînés. Michael Farris Smith n'a pas hésité à écrire un texte aux accents bibliques dans lequel toute la palette des émotions y est présente. Et s'il fallait décrire ce texte en un seul mot, je choisirai espérance. 

"Le soleil et les étoiles ne parurent pas pendant plusieurs jours, et la tempête était si forte que nous perdîmes enfin toute espérance de nous sauver" (Les Actes des apôtres, 27.20)

[exergue du roman] 


Ed.10/18, octobre 2016, traduit de l'anglais (USA) par Michelle Charrier, 432 pages, 8.90€
Titre original : Rivers

lundi 13 janvier 2025

Survivre

 


"Ce lieu est tel un parchemin sur lequel on n'a rien écrit, encore".
Au dix-septième siècle, le territoire du nouveau monde n'était pas encore américain, peuplé de tribus indiennes qui ont appris, au fil du temps, à se méfier des colons européens que l'océan commençait à cracher régulièrement. Ces gens-là ont quitté l'Europe pour de multiples raisons, surtout celle de faire fortune sur une terre indomptée, vierge de tout commerce, et devenir les bâtisseurs d'une nouvelle nation.

"Elle avait choisir de s'enfuir, et ce faisant, laisser tout derrière elle, son toit, sa maison, son pays, sa langue, la seule famille qu'elle eût connue, la petite Bess qu'on lui avait confiée quand elle n'était elle-même qu'une enfant de quatre ans, son innocence, sa capacité à comprendre qui elle était, les rêves de ce qu'elle pourrait devenir un jour si elle parvenait à survivre à cette famine".
Elle a fait partie du voyage, enfant objet jadis de sa maîtresse qu'il l'a acheté pour remplacer son singe qui avait fui. Par la suite, elle devint la nounou de l'enfant du couple de commerçants, lui orfèvre, elle cachant le temps qui passe à coups de blanc de céruse. L'enfant, Bess, est née déficiente et devint sa seule amie, sa seule compagne.
"Être rien, c'est ne point exister, être rien, c'est être sans passé. Il était aussi vrai, pensa la jeune fille, qu'un rien sans passé pouvait se trouver libre".
Les conditions de vie et la famine au sein du fort ont eu raison de la servilité de la jeune fille. Une nuit, elle décide de fuir et goûter à une liberté que finalement elle n'a jamais connue. Devant elle, la forêt, un endroit pour se cacher mais aussi lieu de tous les dangers.
Alors, la narratrice omnisciente (car on l'imagine plus facilement être féminine) raconte l'incroyable odyssée de cette jeune fille seule, déterminée à survivre et rejoindre le nord où, un jour, sur la carte des hommes du fort, elle a cru voir que des colons français y séjournaient.

Les conditions de vie sont extrêmes. Le froid de l'hiver et la glace font place au dégel et aux bourgeons. Les animaux sauvages rôdent, des bêtes isolées comme elle, des hommes réduits en bêtes sauvages la surveillent pour prendre ses maigres possessions. La faim la taraude plus d'une fois mais elle avance coûte que coûte, réchauffée souvent par un petit feu de fortune.
"Et sans bouger elle observa, émerveillée, les astres scintillants. Elle goûta les bruits de la nuit dans la forêt, et pour la première fois n'éprouva point de crainte".
Et malgré tout cela, la jeune fille s'émerveille de la nature indomptée qui l'entoure. La violence des hommes et les cauchemars du passé s'effacent au profit du véritable communion avec les terres sauvages qui la tolèrent. Elle y trouve une paix qu'elle n'a jamais connue naguère et même si tout son corps n'est que souffrance, elle pense que cette dernière est bien moindre que ce que ses congénères sont capables.

Elle devient, au fil du récit, une véritable héroïne. Elle tente de se construire un chemin tranquille, elle qui a eu toute sa vie un tracé semé d'embûches. Elle fuit la folie des hommes, témoin de l'horreur que la faim peut provoquer. Seulement, la nature est-elle prête à la prendre dans ses bras ?

Lauren Groff signe un roman quasi mystique dans lequel la croyance des hommes s'estompe au profit d'une croyance plus large, universelle. Subtilement, elle explique que les violences humaines n'ont rien de comparable avec la violence de la nature qui répond à un processus naturel. Les Terres indomptées est une ode à la liberté, loin des servitudes et des brimades.

C'est un texte fort, souvent éprouvant, qui nous vaut - surtout dans les dernières pages - des phrases magnifiques ressemblant à des envolées lyriques. Comme dans son dernier roman Matrix (L'Olivier, 2023), l'héroïne est une femme qui se bat. C'est un texte féministe, engagé, sans compromis, dans lequel les rêves et les désirs avortés sont le sang du combat.

Merci à Carine Chichereau pour cette traduction.


Ed. de L'Olivier, janvier 2025, traduit de l'anglais (USA) par Carine Chichereau, 272 pages, 23.5€
Titre original : The Vaster Wilds