vendredi 17 janvier 2025

Espérance

 


Pour ne pas sombrer, Cohen se raccroche à ses souvenirs d'homme marié, à son voyage à Venise, au ventre rond de son épouse. Seulement, tout cela n'existe plus. 
"Maintenant, il ne faisait plus que pleuvoir. Avant la tempête. Pendant. Après, Impossible de dire quand s'achevait un ouragan ni quand commençait le suivant".
Cohen est seul dans la maison qu'il a refusé de quitter il y a presque deux ans après que le gouvernement ait instauré une nouvelle frontière.
"La limite avait été déclarée 613 jours auparavant. Une ligne tracée à cent quarante kilomètres du littoral, de l'Alabama à la frontière séparant Texas et Louisiane, en passant par le Mississippi. Une création géographique, synonyme de renonciation. On laisse tomber. Les tempêtes peuvent se garder le reste. Plus de réparation, plus de reconstruction".
Cohen tente tant bien que mal de poursuivre une vie normale dans des circonstances extraordinaires. Il a appris à vivre avec sa solitude au jour le jour. Lors d'un trajet pour aller chercher quelques courses, il est agressé par deux jeunes gens qui faisait du stop au bord de la route. Ils lui dérobent tous ses biens y compris sa précieuse jeep. 
"Ils étaient tous si peu à leur place ici. Rester sous la Limite avait eu un sens très longtemps à ses yeux, mais c'était fini. Il en avait assez de la pluie - il en avait même assez depuis des mois - , il en avait assez du froid, du vent, de la construction sans cesse recommencée de cette putain de chambre qu'il avait fait serment de construire".
Son périple pour retrouver ses agresseurs l'amène dans un étrange camp dirigé par Aggie, un homme au "regard mauvais de l'impénitent" qui séquestre des jeunes femmes et a instauré une forme de terreur.
"Il remplissait les salles puis, au plus noir de la nuit, se servait de sa position pour pénétrer des corps et des âmes qui ne lui appartenaient pas. Le nouveau monde l'incita à troquer ses reptiles contre des armes et ses églises des zones industrielles contre une colonie".
Tel un nouveau Moïse, Cohen décide de libérer tous ces gens et les emmener au-delà de la frontière. Lui-même est fatigué de cette vie sans répit, toujours sur le qui-vive. Les souvenirs de sa femme ont "autant de consistance qu'un sac de ciment attaché aux épaules. C'est là en permanence, c'est horriblement lourd, on ne peut pas s'en débarrasser." Il se sent au bout d'un processus qu'il n'arrive pas à déchiffrer. Alors, sauver ceux qui l'ont dépouillé lui semble être un acte qui noiera pour de bon ses désirs de vengeance.
"Ses rêves ne créaient plus d'autres mondes, ils se réduisaient à une évocation fascinée de l'évasion. De la vengeance. Où apparaissaient ceux qu'il aimait et qui, maintenant, lui manquaient".
Seulement, le chemin est long, rempli de détours et d'hommes prêts à tout pour survivre. Au bout, il espère atteindre une forme de rédemption et rejoindre enfin ceux qu'il a perdus.
"Derrière ses paupières, d'étranges visions de la vie d'avant rôdaient dans les vastes cavernes de son esprit, penché tout au bord du gouffre de l'inconscient. Un feu roulant d'images s'étirant de la vie d'avant, puis à travers la dévastation, jusqu'aux derniers jours de son existence. Des visages qu'il se rappelait à peine, de curieux souvenirs - listes de commissions, scores de matchs, voix cruelles - , jusqu'à ce que tout disparaisse, englouti par la nuit".
Une pluie sans fin est l'histoire d'un homme confronté à une chose énorme, implacable, qui le dépasse mais qu'il prend à bras le corps afin de lutter dignement contre le désespoir et l'épuisement. Contrairement à d'autres romans apocalyptiques, il y a une lumière au bout du chemin, la possibilité d'un futur qu'il veut offrir à la petite troupe qu'il a décidé de sauver. Au fil des pages, Cohen est de plus en plus lucide. Il se rend compte que ses souvenirs d'homme heureux ne le sauveront pas du présent. Dès lors, veut-il encore de cette vie qu'il juge sans avenir, même de l'autre côté de la frontière ?
"Ce qu'il avait aimé et perdu n'avait aucun pouvoir contre la force indifférente du vivant".

Cohen est un héros, un homme encore debout face aux éléments déchaînés. Michael Farris Smith n'a pas hésité à écrire un texte aux accents bibliques dans lequel toute la palette des émotions y est présente. Et s'il fallait décrire ce texte en un seul mot, je choisirai espérance. 

"Le soleil et les étoiles ne parurent pas pendant plusieurs jours, et la tempête était si forte que nous perdîmes enfin toute espérance de nous sauver" (Les Actes des apôtres, 27.20)

[exergue du roman] 


Ed.10/18, octobre 2016, traduit de l'anglais (USA) par Michelle Charrier, 432 pages, 8.90€
Titre original : Rivers

lundi 13 janvier 2025

Survivre

 


"Ce lieu est tel un parchemin sur lequel on n'a rien écrit, encore".
Au dix-septième siècle, le territoire du nouveau monde n'était pas encore américain, peuplé de tribus indiennes qui ont appris, au fil du temps, à se méfier des colons européens que l'océan commençait à cracher régulièrement. Ces gens-là ont quitté l'Europe pour de multiples raisons, surtout celle de faire fortune sur une terre indomptée, vierge de tout commerce, et devenir les bâtisseurs d'une nouvelle nation.

"Elle avait choisir de s'enfuir, et ce faisant, laisser tout derrière elle, son toit, sa maison, son pays, sa langue, la seule famille qu'elle eût connue, la petite Bess qu'on lui avait confiée quand elle n'était elle-même qu'une enfant de quatre ans, son innocence, sa capacité à comprendre qui elle était, les rêves de ce qu'elle pourrait devenir un jour si elle parvenait à survivre à cette famine".
Elle a fait partie du voyage, enfant objet jadis de sa maîtresse qu'il l'a acheté pour remplacer son singe qui avait fui. Par la suite, elle devint la nounou de l'enfant du couple de commerçants, lui orfèvre, elle cachant le temps qui passe à coups de blanc de céruse. L'enfant, Bess, est née déficiente et devint sa seule amie, sa seule compagne.
"Être rien, c'est ne point exister, être rien, c'est être sans passé. Il était aussi vrai, pensa la jeune fille, qu'un rien sans passé pouvait se trouver libre".
Les conditions de vie et la famine au sein du fort ont eu raison de la servilité de la jeune fille. Une nuit, elle décide de fuir et goûter à une liberté que finalement elle n'a jamais connue. Devant elle, la forêt, un endroit pour se cacher mais aussi lieu de tous les dangers.
Alors, la narratrice omnisciente (car on l'imagine plus facilement être féminine) raconte l'incroyable odyssée de cette jeune fille seule, déterminée à survivre et rejoindre le nord où, un jour, sur la carte des hommes du fort, elle a cru voir que des colons français y séjournaient.

Les conditions de vie sont extrêmes. Le froid de l'hiver et la glace font place au dégel et aux bourgeons. Les animaux sauvages rôdent, des bêtes isolées comme elle, des hommes réduits en bêtes sauvages la surveillent pour prendre ses maigres possessions. La faim la taraude plus d'une fois mais elle avance coûte que coûte, réchauffée souvent par un petit feu de fortune.
"Et sans bouger elle observa, émerveillée, les astres scintillants. Elle goûta les bruits de la nuit dans la forêt, et pour la première fois n'éprouva point de crainte".
Et malgré tout cela, la jeune fille s'émerveille de la nature indomptée qui l'entoure. La violence des hommes et les cauchemars du passé s'effacent au profit du véritable communion avec les terres sauvages qui la tolèrent. Elle y trouve une paix qu'elle n'a jamais connue naguère et même si tout son corps n'est que souffrance, elle pense que cette dernière est bien moindre que ce que ses congénères sont capables.

Elle devient, au fil du récit, une véritable héroïne. Elle tente de se construire un chemin tranquille, elle qui a eu toute sa vie un tracé semé d'embûches. Elle fuit la folie des hommes, témoin de l'horreur que la faim peut provoquer. Seulement, la nature est-elle prête à la prendre dans ses bras ?

Lauren Groff signe un roman quasi mystique dans lequel la croyance des hommes s'estompe au profit d'une croyance plus large, universelle. Subtilement, elle explique que les violences humaines n'ont rien de comparable avec la violence de la nature qui répond à un processus naturel. Les Terres indomptées est une ode à la liberté, loin des servitudes et des brimades.

C'est un texte fort, souvent éprouvant, qui nous vaut - surtout dans les dernières pages - des phrases magnifiques ressemblant à des envolées lyriques. Comme dans son dernier roman Matrix (L'Olivier, 2023), l'héroïne est une femme qui se bat. C'est un texte féministe, engagé, sans compromis, dans lequel les rêves et les désirs avortés sont le sang du combat.

Merci à Carine Chichereau pour cette traduction.


Ed. de L'Olivier, janvier 2025, traduit de l'anglais (USA) par Carine Chichereau, 272 pages, 23.5€
Titre original : The Vaster Wilds

vendredi 10 janvier 2025

Sybille


Ce court roman - à peine cent pages - est avant tout un récit sur la perte et le passage du temps. L'héroïne, Leila Vargas, a perdu sa mère très jeune, condamnée à mort par noyade sous le prétexte qu'elle était une sybille. En grandissant, Leila a développé des aptitudes semblables: un talent pour la broderie et une propension à sentir les gens et l'avenir.

"Même si les prescientes jouissaient désormais de tous leurs droits civiques, elle avait appris à l'école que dix ans plus tôt on exécutait encore des sybilles pour des délits de clairvoyance, surtout en province".
Parce qu'elle refuse ce don, Leila décide de quitter le domicile de son père et s'installer à Atolville (qui ressemble fortement à l'île de Corinthe) afin d'exceller dans ce qu'elle sait faire le mieux : la broderie. Seulement, la chaleur, la solitude et d'étranges rencontres vont la faire vaciller.

Dans cette Grèce qui ne porte pas ce nom, le temps s'étire inexorablement. Les portables existent mais on suit encore les lois antiques et la mythologie est palpable. Dans ce monde-là, les sybilles ont le pouvoir du temps en le tricotant ou le détricotant à souhait.

"Intervenir sur le travail des sybilles, pouvait déclencher un amendement temporel involontaire, un détricotage spontané de l'Histoire qui pouvait théoriquement entraîner la mort de millions de personnes".
La rencontre de Leila avec Alkandros, jeune homme affublé d'une maladie de peau étrange qui le rend monstrueux, va lui révéler ce qu'elle est vraiment. 
"C'était un homme qu'elle voyait maintenant, pas le monstre qu'avait fait de lui la maladie".
La mère d'Alkandros voit en elle une potentielle guérisseuse car elle est la fille de Romilly Pérec dont la réputation n'est plus à faire. Accepter de broder pour Alkandros c'est aussi accepter sa condition de presciente mais surtout c'est donner foi  à la vieille dame venue à elle un jour de soleil.

Alors Leila entreprend une vaste broderie, la plus belle d'entre toutes...

Nina Allan reprend les bases du mythe d'Arachné pour écrire un récit moderne reprenant les codes de la mythologie. C'est une histoire de quête d'identité et d'acceptation : Leila a toujours été dans le déni plus pour se protéger de ceux qui ont poursuivi sa mère. Accepter son don, c'est accepter sa véritable personnalité et ce que sa prescience implique dans sa vie.
En peu de pages, Split réussit à plonger le lecteur dans un autre univers. Nina Allan adore inventer des lieux, des villes, des personnages qui nouent entre eux des relations étranges. Les hologrammes côtoient la broderie, la déesse Athéna apparaît dans un monde où le portable est de mise. Les ellipses agrandissent la fracture temporelle que le lecteur doit combler lui-même par petites touches. Lire Nina Allan, c'est évoluer sur une ligne de crête, au sein d'une vraie distorsion littéraire.

Ed. Tristram, collection Souple, mars 2015, 96 pages, 6.95€
Traduction de l'anglais par Bernard Sigaud.

lundi 6 janvier 2025

S'affranchir


Il y a un moment dans la vie où il suffit d'un déclic, d'un ras-le-bol, d'une rencontre, pour qu'on se permette de s'affranchir de son passé et enfin avoir le courage de changer de cap. On retrouve ainsi les personnages de North Bath de A Malin, malin et demi (La Table Ronde, 2017) devenus sans le vouloir mais bien obligés - récession oblige - les citoyens de la ville voisine de Schuyler Springs, depuis que cette dernière en pleine croissance a absorbé sa voisine moribonde. Et cette petite communauté est dans le même état que Bath : en déclin. 
Sully n'est plus depuis dix longues années mais il reste dans l'esprit de chacun au point que personne n'ose s'asseoir sur son tabouret au Horse Diner.
Désormais, sans vraiment le vouloir, c'est son fils Peter qui a pris le relais, surtout qu'en vieillissant il ressemble de plus en plus physiquement au vieux Sully. Pour Peter, North Bath n'est qu'une étape : il veut terminer la rénovation de la maison qu'il a héritée puis il retournera sur New-York ou ailleurs mais loin de ce bled sinistré. Seulement, le veut-il vraiment ? Il a ses petites habitudes - tout comme Sully - et il aime tous ces gens de son entourage aussi paumés que lui.
"C'était exaspérant, mais Peter parvenait à donner l'impression que son intelligence, son physique avantageux et son charme auraient dû le préserver de se retrouver coincé dans ce lieu que son père avait rétréci de son propre chef".

Vendre et quitter North Bath ce serait s'affranchir de son passé, de ce père qu'il s'était juré de détester mais qu'il a fini par beaucoup aimer. Une aura de fatalisme s'accroche à ses pas. Tout comme Janey qui voudrait enfin ne plus rencontrer d'hommes violents, ne plus être constamment éreintée à vouloir maintenir à flot un restaurant sur le déclin. Tout comme Birdie qui se dit qu'il est temps de vendre son commerce avant qu'il ne soit trop tard pour se faire du profit. Ou enfin tout comme Mayner, l'ancien shérif, amoureux de sa collègue Charice et qui ne comprend pas pourquoi il y a de plus en plus d'obstacles entre eux.

Les personnages de Richard Russo sont comme les ingrédients d'une recette de cuisine. Quand le mélange prend, on réussit un plat savoureux. Le Testament de Sully est succulent. L'auteur a abandonné les chapitres courts en forme d'anecdotes (lire le roman précédent) pour structurer son récit autour de la découverte d'un corps non identifié dans l'hôtel abandonné autrefois la splendeur de la ville, et le retour d'un des fils de Peter, Thomas, abandonné depuis longtemps à son ex-épouse.

Ce qui fait la force de cette histoire c'est qu'on ressent une tendresse infinie pour ces personnages, terriblement vraisemblables, remplis de galères, de petites joies, d'amertume et d'empathie. En filigrane, on sent que Sully leur a transmis quelques valeurs avant de tirer sa révérence : essayer, ne pas se retourner et si ça ne marche pas, essayer autre chose. Le tout est de trouver un jour la force de dire Non pour s'affranchir de cette vie qui nous pèse et qu'on ne veut plus.
"Dans son esprit, c'était couru d'avance : un jour ou l'autre, il poserait ses fesses sur le tabouret qui portait le nom de son père, au bar du Horse".

Richard Russo ne laisse rien au hasard. Le contexte économique joue un rôle important dans la narration. On retrouve des thèmes chers tels que le déclin des petites villes, la pauvreté, le chômage et le racisme toujours présent. Tout cela modèle chacun des personnages favorablement ou non mais influe directement dans sa relation aux autres. La destinée de North Bath et de ses habitants est l'échantillon de ce qui se passe à l'échelle nationale dans des centaines d'autres villes comme celle-ci.
Le Testament Sully est la quintessence de l'œuvre de Richard Russo, ce petit truc en plus qui m'avait happée quand j'avais découvert Un Homme presque parfait. On le lit à petites doses pour ne pas le terminer trop rapidement.


Ed. La Table Ronde, collection Quai Voltaire, janvier 2025, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch, 544 pages, 24€.
Titre original : Somebody's fool

 

mercredi 18 décembre 2024

Notre Terre


Qu'est-ce qui nous unis au-delà de nos divergences, de nos nationalités, de nos croyances ? Nous habitons tous sur la même planète, qui, vu de la station spatiale internationale, donne un sentiment d'éternité.

Samantha Harvey raconte les états d'âme des spationautes confinés dans la station qui tourne autour de la planète bleue. Pas facile de se repérer dans le temps quand une journée terrienne correspond à seize levers de soleil. 

"L'orbite file vers le nord. Ils approchent de l'Amérique centrale quand la zone crépusculaire qu'est le terminateur fonce en dessous d'eux en entraînant le matin à sa suite. Quand le soleil se lève pour la septième fois aujourd'hui, prompt et entier, la lumière les atteint avant d'atteindre la Terre, et le vaisseau est un projectile en feu".

Chacun a ses petites lubies, sa routine mais tous ne se lassent pas de prendre en photo la Terre et le typhon qui avance inexorablement sur les îles asiatiques. Cette sphère bleue semble suspendue dans l'univers et tourne inexorablement...

"Ils sont six dans un grand H de métal suspendu au-dessus de la Terre. Ils tournent sur eux-mêmes, quatre astronautes (américains, japonais, anglais, italiens) et deux cosmonautes (russe, russe)".

Ces hommes et ces femmes qui ont consacré leur vie à se rendre un jour dans l'espace sont les témoins impuissants du dérèglement climatique en marche et des profonds changements qui en découlent. La calotte polaire  fond, les méga feux, les typhons se forment. Et pourtant notre planète reste belle, d'une beauté à couper le souffle au point d'en oublier qu'on a laissé une mère mourante sur place, que les hommes se battent encore et encore, que notre famille nous attend.

La Terre est le véritable personnage principal de ce roman. Nous avons de magnifiques descriptions imprégnées de l'aura bleutée des océans. Vu du ciel, pas de frontières mais des continents magnifiques et de l'eau encore et encore.

"Leur imposante génitrice sans cesse présente derrière le dôme de verre".

Dans la station, selon qu'on est russe, américain, asiatique, européen, on a chacun son coin intime mais à force l'espace réservé devient un espace ouvert. On se retrouve autour d'un semblant de repas, on mène des expériences scientifiques, on dort tant bien que mal et on rêve de la Terre encore et toujours et de ceux qu'on a laissé en bas. Pourtant, à aucun moment, on ne regrette d'être parti, "une dépendance  la drogue spatiale, le mal des hauteurs". Il le fallait, c'est une évidence, pour avoir le sentiment d'une vie accomplie. Voir le monde depuis l'espace ça n'a pas de prix. La solitude est de mise mais elle devient un moment salutaire.

"En orbite autour de la Terre dans leur vaisseau spatial, ils sont si proches et si seuls que même leurs pensées, leurs mythologies intimes parfois se rejoignent".

Peu de dialogues, des phrases fulgurantes qui mettent le lecteur dans un état contemplatif. La traduction de Claro met du relief à cette volonté de montrer que notre Terre est un trésor fragile. Les personnages s'effacent au profit de la nature. Nous ne sommes que de passage alors que la Terre est là depuis plus longtemps que nous. C'est notre mère à tous, petits humains.

"Ils regardent en bas et comprennent pourquoi on l'appelle la Terre mère. Ils ressentent tout ça de temps en temps. Ils font tous un lien entre la Terre et une mère, et ce faisant ont l'impression d'être des enfants".

Cette "famille flottante" prend la mesure de l'importance d'être là où elle est. En bas, les autres sont si loin que même si on leur parle sur une radio satellite, on est coupés à un moment ou à un autre. De plus, ces temps ci, plus personne ne pense véritablement à ces ouvriers de l'espace, tous occupés à suivre les collègues qui voyagent de nouveau vers la Lune. Leur métier leur apprend aussi l'humilité.

"En attendant, que faire dans nos vies à l'abandon sinon nous observer nous-mêmes"?

Les souvenirs, les non-dits, les conflits n'ont plus la même importance à présent. Nos spationautes "documentent leur propre personne", bilantent leurs faits et gestes, véritables cobayes pour l'avancée de la science. "Ils sont des données. Avant tout, ça. Un moyen et non une fin". Alors, chacun trouve un truc pour se rassurer : on fait des listes, on se souvient, on contemple un tableau de Velasquez, tandis que sur Terre, la nature reprend ses droits.

"Ils virent l'océan envahir une ville. L'aéroport s'effondre, les avions chavirent. Les ponts cèdent (...) Les continents et les pays se succèdent les uns après les autres, et la Terre semble - pas petite, mais presque infiniment connectée - un poème épique aux vers ruisselants".

Ce roman magnifique nous dit finalement et simplement que "Tout, absolument tout tourne et passe". Des cœurs battent dans l'espace et contemplent la beauté de notre sphère terrestre, avec "une impression de déjà-vu comme si ils savaient qu'ils avaient déjà été là".

 Orbital raconte une "harmonie confuse" qui prend forme inexorablement et dont il faut prendre soin pour éviter qu'elle explose entre nos mains destructrices.

Magistral.

Ed. Flammarion, mars 2024, traduit de l'anglais (GB) par Claro, 224 pages, 22€

BOOKER PRIZE 2024 

vendredi 13 décembre 2024

Tumulte amoureux


Keigo Higashino, auteur de polars nippon, nous avait habitué à des intrigues bien plus sombres où il s'évertuait à dévoiler le triste côté de la nature humaine.
Cette fois-ci, son dernier roman, flirtant avec la science-fiction par son aspect scientifique, met en avant une histoire d'amour quasi impossible entre deux ingénieurs empêtrés dans d'étranges recherches sur la réalité virtuelle.

Takashi et Tomohiko, deux amis d'enfance, sont ingénieurs dans la même entreprise dont une de ses branches se consacre à des recherches top secret. En faire partie est le Saint Graal pour ces jeunes scientifiques chevronnés. Tomohiko, légèrement handicapé, désire présenter Mayuko, une collègue avec qui il sort depuis quelques mois. Takashi est troublé car il reconnaît en elle les traits de celle qu'il croisait dans le train chaque matin et dont il était tombé secrètement amoureux...

Rembobinage, scène suivante...

Takashi se réveille et se rend compte qu'il partage sa vie avec Mayuko. Tomohiko semble avoir disparu du paysage. Il sent qu'il y a quelque chose d'étrange dans ce qu'il vit mais il est incapable de mettre le doigt dessus. Mayuko reste évasive, se moque même de ses interrogations.
"Ses souvenirs étaient embrouillées, des images d'avant lui revenaient confusément".
En allant travailler, il apprend qu'il travaille sur les "rêveries" et l'analyse des cerveaux impliqués dans les rêves. Certes, ce ne sont que des traitements de données, mais ces recherches sont secrètes, et le jeune homme comprend vite que les singes servant de cobayes ont leurs limites. Bientôt, il faudra passer à l'homme et là.... Tiens, un de ses confrères a disparu sans laisser de trace et sa petite amie se demande où il se cache .

Retour en arrière, scène suivante...

"Ses souvenirs étaient ambigus. Comme si sa tête était vide et qu'il n'y restait qu'un brouillard".
Tomohiko est de plus en plus secret et sa relation avec Mayuko n'est pas celle qu'il comptait avoir. En plus, Takashi semble s'éloigner. C'est vrai, mais c'est la seule façon qu'il a trouvé pour ne plus souffrir à la vue de ce couple. Il est amoureux et pense que cet amour est sans issue. Ce qui est étrange c'est que Tomohiko n'est pas aux Etats-Unis finalement mais est resté au Japon. Takashi a les idées de plus en plus confuses et ses collègues lui reproche de rêvasser en permanence. Et s'il était impliqué sans le savoir dans les expérimentations de son meilleur ami ?


A l'heure où l'intelligence artificielle s'incruste ou tente de s'incruster de plus en plus dans nos vies, Keigo Higashino exploite l'idée d'une nouvelle technologie dans laquelle le cerveau pourrait s'approprier des pans de réalité virtuelle pour permettre aux gens de rendre la vie plus supportable et avoir l'impression de vivre la vie qu'ils désirent. Et pour mettre un peu de piment à l'ensemble, il y inclut une histoire d'amour à la fois réelle et fantasmée dont les ficelles sont tirées par le cerveau du héros de l'histoire. 

Le lecteur doit s'adapter à la chronologie volontairement aléatoire du récit, chapitrée par ce que l'auteur appelle des scènes. L'intrigue, rondement menée, facilite une compréhension globale rapide et cultive le suspense jusqu'au dernier tiers du livre. Keigo Higashino utilise les ressorts du polar afin de proposer un roman d'anticipation cohérent qui passionnera les amateurs du genre.


Ed. Actes Sud, Collection Exofictions, mai 2024, traduit du japonais par Sophie Refle, 336 pages, 22.80€

Titre original : Parareru Warudo - rabsutori



mardi 10 décembre 2024

De toute beauté

 


"Dans toutes les directions, les tiges de maïs brunâtres se balançaient dans le vent, leurs feuilles un chœur bruissant de milliers de voix. Pas de récoltes ces trois dernières années. Les orages avaient entraîné des précipitations, les précipitations avaient détrempé les champs, les champs n'avaient pas eu le temps de sécher et les plants avaient cessé de donner".
Wade attend sa fille partie depuis quelques années avec un jeune homme taiseux qu'il avait décidé d'emblée de détester. L'attendre est une des raisons pour lesquelles il n'a pas quitté sa maison comme l'ont fait tant d'autres avant lui pour fuir les ouragans à répétition. La Louisiane et le Mississippi ont été abandonnés par l'Etat fédéral, premières victimes du dérèglement climatique.
Wade vivote en délestant les maisons et commerces abandonnés de leur ferraille. Cela fait longtemps qu'il ne peut plus exploiter la terre autour de chez lui. Il se rappelle qu'il a élevé seul Jessie, incapable de parler de son épouse trop tôt disparue.

Justement, Jessie est de retour, un petit garçon avec elle. Elle fuit ceux qui en veulent à son compagnon Holt, dont elle est séparée par la force des choses. Ces gens-là ne plaisantent pas et obéissent à une femme étrange, Elser, qui se déplace en corbillard et qui fait croire, à coups de sermons apocalyptiques, qu'un enfant miraculeux existe, capable de contrôler la météo.
"Les sermons qu'Elser délivrait sous le chapiteau du Temple de la gloire et de la douleur étaient remplis de damnation et des flammes de l'enfer. La façade d'une théologie plus classique faite d'avarice, d'angoisse et de désir. Une religion complètement tordue".
Holt a fait partie de cette secte. En fin observateur, il a vite compris la supercherie et s'est inquiété de l'homme en noir, une véritable ombre, qui gravite dans l'entourage de la prêcheuse. Depuis, il les fuit, en possession d'un étrange jeu de clés qui semble être vital pour les deux individus.
"Attendre le prochain ouragan en craignant qu'il soit celui à qui personne ne survivrait, comme dans un certain épisode de la Bible, un déluge pour sauver cette terre".
Alors qu'un ouragan sans précédent menace, Wade réapprend son rôle de père et surtout découvre celui de grand-père. Il est déterminé à protéger sa fille et Jessie le convainc de ne plus détester Holt. Son retour au foyer inaugure un basculement en enfer qui le conduira avec Jessie vers l'Abîme, "un endroit qui n'était indiqué sur aucune carte. Un endroit hors du temps. Un endroit dont il valait mieux se méfier", afin de sauver Holt et libérer ses semblables de la folie d'Elser.

Au-delà de l'intrigue originale et haletante, Michael Farris Smith propose de superbes passages, véritables fulgurances littéraires, où la beauté d'un paysage crépusculaire vient se heurter à la violence à venir.
"Quelque chose dans le ciel infini lui donnait l'impression que la terre entière était en sommeil. Sereine l'espace de quelques heures. Que les fusils et ceux qui s'en servaient au milieu de nulle part n'existaient pas. Il empoigna le pistolet et tâcha de se raisonner. Advienne que pourra. Il marcha en direction des phares".
Les personnages sont des victimes du changement climatique qui tentent de retrouver une vie normale dans un monde qui ne l'est plus. Comme Holt, dont l'"âme est couverte de cicatrices", Jessie et Wade ont compris avec le temps que la famille est une force que rien, ni les ouragans, ni la folie de Dieu, ne pourra briser.

Sauver cette terre est un roman de toute beauté, crépusculaire et sauvage, dont la traductrice Juliane Nivelt a su préserver la richesse des descriptions.

Une très belle découverte 2024.


Ed. Gallmeister, février 2024, traduit de l'anglais (USA) par Juliane Nivelt, 288 pages, 23,50€
Titre original : Salvage this world

vendredi 6 décembre 2024

Boucle temporelle

 


 
Si vous cherchez un roman plan-plan à la narration lisse et convenue, passez votre chemin. Nina Allan est maîtresse de sa structure narrative, capable d'imbriquer ou de mettre en abyme plusieurs histoires qui se font écho ou qui mettent en avant des personnages qui se ressemblent tels des jumeaux.

Les spécialistes de l'autrice parlent de fracturation narrative (qui rappelle aussi un de ses romans La Fracture), de mon côté j'emploie le terme de distorsion. On croit lire une histoire puis lorsque la partie suivante commence, c'est une toute autre intrigue qui se révèle, malgré tout liée par un fil d'Ariane ténu aux précédentes pages.

Jenna, Laura Christy ou Christy Peller sont à la fois les mêmes personnes mais aussi des personnages différents dont le point commun toutefois est d'évoluer dans une géographie inconnue au lecteur, dans un temps situé après une guerre du vint-et-unième siècle. A Sapphire (Kent), ville fantôme d'Angleterre, polluée à cause de sa fracture hydraulique passée mais célèbre grâce à son cynodrome, ou sur les îles du Crimmond, de la Thalie ou de Brock Island, chaque personnage féminin tente de s'emparer d'une vie que d'autres décident pour elles depuis le début.
"Je me rendis compte que c'étais ce qui arrivait lorsqu'un monde était déconstruit : l'espace physique demeurait identique, mais sa signification était modifiée. Des vies entières étaient abolies".
Au sein de cette étrange société, les lévriers sont transgéniques et peuvent communiquer avec leurs pisteurs grâce à des implants, jusqu'au jour où la  jeune nièce de Jenna, Luz Maree, est enlevée à cause de ses dons d'"empathe" naturelle. 
"Les lévriers transgéniques, à présent connus sous le nom de smartdogs, furent le produit d'expériences illégales dans la recherche sur les cellules souches".
Luz Maree va devenir le fameux fil d'Ariane de ce livre. En dernière partie, elle est simplement devenue Maree et prend connaissance de l'histoire de son passé alors qu'elle veut dénouer les liens avec ceux qui ont grandi avec elle tout en assumant ce qu'elle est.

"Je me demande si ce n'est pas nous, les Etrangers, après tout. Une race étrangère, forcée de vivre à l'intérieur d'une enceinte sécurisée, non pas parce que nous avons de la valeur, mais parce que nous serions pourchassés si les gens savaient ce que nous sommes". 
La Course n'est pas pour autant un roman féminin. Alex et Del (Derreck) gravitent autour de ces femmes et apportent de l'épaisseur à l'intrigue. Ils sont ceux par qui la distorsion narrative arrive. Ils en deviennent la cause de façon claire ou détournée.

"Del était un gosse très intelligent, seulement quelque chose le rongeait à l'intérieur. Une colère permanente  contre le monde qui avait fait de lui un agité incurable".
Leur côté sombre, dangereux ou leur faiblesse explose dans chaque portrait et démontre à quel point que le monde extérieur peut être dangereux.

C'est un monde destructuré qui s'offre au lecteur au fil des pages. La science-fiction de Nina Allan ne se sert pas des thèmes fondamentaux du genre mais passe par les petites portes en tordant la fiction au point d'en sortir un texte très novateur, si bien que l'univers de l'autrice ressemble à s'y méprendre à l'empathie de son personnage fil d'Ariane, Maree :

 "sa variété personnelle d'empathie était une entité close, intime, claire comme le cristal de roche et aussi froide au toucher".
La réalité vacille, on ne sait plus ce qui est rêve, réalité ou cauchemar éveillé. Le lecteur est pris dans un engrenage narratif merveilleux, réfléchi et innovant. Lorsqu'on a lu plusieurs textes de Nina Allan, on se rend compte qu'elle a créé (comme Stephen King) un véritable monde dans lequel ses personnages côtoient des monstres presque humains et des humains presque monstres (à vous de choisir) dans une boucle temporelle incessante que seules les horloges de l'univers peuvent stopper.

La Course devient alors à la fois un tour de force narratif et un roman de science-fiction qui interroge sur l'identité.

Merveilleux.


Ed. Tristram, Collection Souple, traduit de l'anglais (GB) par Bernard Sigaud, septembre 2017, 428 pages, 12.95€
Titre original : The Race