mardi 3 septembre 2024

L'épreuve du temps


"Sur une vie, le bonheur avait tendance à suivre un schéma familier : les gens étaient plus heureux dans les jeunes années puis pendant leur vieillesse que pendant les décennies du milieu (...) Et c'était là que Jack et Elizabeth se trouvaient en ce moment, au fond de cette courbe, au milieu de leur vie, période qui s'illustrait beaucoup moins en réalité par les fameuses "crises de la quarantaine".
Ce schéma familier, c'est la courbe en U de la vie de couple et les deux héros de ce second roman très attendu de Nathan Hill en éprouvent les aléas.

Ils se sont connus jeunes à Chicago, tous les deux rescapés d'une famille dysfonctionnelle et avec le désir commun "d'une vie honnête et pleine de compassion". Jack est photographe ; au fil des années son art est de plus en plus abstrait, symbolique. Elizabeth est psychologue. Depuis son diplôme, son travail tend à démontrer la force des produits placebos sur la psyché humaine : en y croyant, cela fonctionne. Ils se sont installés dans une routine de vie qui, bien qu'elle convienne à Jack, ne satisfait plus Elizabeth. De plus, tous les deux sont en proie aux caprices de leur fils unique, accro aux écrans.

"C'est ce qui explique pourquoi ils ont déjà l'impression de déjà se connaître, pourquoi ils se sont reconnus facilement et si facilement compris : ils sont tous les deux à Chicago pour devenir orphelins".

C'est autour de l'achat sur plan d'un appartement de haut standing auprès d'un ami que les questions existentielles sur leur vie vont affluer. Aucun des deux n'est capable de se livrer. Jack est dans le déni, pensant que la situation n'est que temporaire, alors qu'Elizabeth cherche désespérément une solution au marasme ambiant sans trop y croire vraiment. 
"Sa femme et son fils devenaient d'autres gens, des gens nouveaux qui trouvaient Jack de moins en moins nécessaire.
Il n'aimait pas cette famille qu'ils étaient en train de devenir ; il voulait qu'on lui rende l'ancienne ; il voulait retourner à leurs meilleures versions précédentes".

Pour mieux comprendre le fonctionnement de ce couple, Nathan Hill propose un récit construit sur des allers-retours dans le temps, insinuant par là que les comportements du présent doivent beaucoup aux expériences du passé. Chicago, d'abord ville refuge, devient un territoire sans âme où le vide, paradoxalement, remplit tout.

"Le kairos, l'expérience subjective du temps. Un moment décisif dans ta vie, un instant de vérité, un changement important, une opportunité, l'impression que la passé crève la bulle et s'invite dans le présent".

Car il est bien question dans Bien-être de vide et de néant. Ces thèmes sont chers à Nathan Hill et déjà exploités dans son premier roman Les Fantômes du vieux pays (Gallimard, 2017). Jack tente de combler le vide de la perte de sa sœur Evelyn en reproduisant à l'infini une variation de l'accident qui a causé sa perte, tandis qu'Elizabeth fournit des pilules inutiles pour soigner les maux humains.

"Réfléchis. Ton mari ne photographie rien et toi tu ne prescris rien. Ou plutôt ton mari photographie du rien et toi tu prescris du rien. Il ne met rien sur sa pellicule et toi tu ne mets rien dans tes pilules. Il pratique l'art du rien, et toi la science du rien. Vous êtes tous les deux obsédés par la même chose : le vide, le néant, l'absence".

Les deux héros sont au bord du gouffre et ils ont le vertige. "L'immensité et la monotonie. C'est un bon résumé du mariage", écrit Nathan Hill au détour d'une page. Au début, chacun se sentait chez soi et puis chacun a vieilli et réclame à se sentir dans son élément. Le mariage est aussi une affaire de respiration, d'espace vital et Jack l'apprend à ses dépens.

Bien-être est un roman sur le mariage, le couple et les sentiments. C'est aussi un roman de notre époque qui pointe du doigt les dérives de notre société et les écrans de fumée qui nous font croire qu'on est heureux. Comme ses deux héros, il résistera à l'épreuve du temps.

Formidable !

La chronique sur Les Fantômes du vieux pays sera en ligne vendredi 6/09 sur le blog.


Ed. Gallimard, août 2024, traduit de l'anglais (USA) par Nathalie Bru, 688 pages, 26€
Titre original : Wellness