Ayant longtemps repoussé la lecture, je m'y suis mise car Nathan Hill publie en cette rentrée littéraire 2024 son second roman Bien être (Gaillmard).
Nathan Hill a mis dix années à écrire ce pavé de plus de 700 pages (grand format) qui, à travers une famille dysfonctionnelle, raconte l'histoire de l'Amérique à partir des émeutes de Chicago de 1968.
Pourquoi dysfonctionnelle ? Simplement parce que le narrateur, Samuel, a vu sa mère, Faye, abandonner le domicile conjugal alors qu'il n'avait que onze ans. Une des dernières choses qu'elle lui avait demandé c'était quel métier il voulait faire plus tard. Samuel avait répondu écrivain. Devenu adulte, il est professeur d'anglais mais surtout écrivain en panne d'inspiration alors qu'il sait très bien que s'il était publié ce serait un formidable pied de nez à celle qui lui a tourné le dos. Justement, son éditeur lui propose un nouveau projet sur une femme devenue virale sur internet, une certaine "Calamity Packer" qui n'a pas hésité à balancer des cailloux sur LE candidat à la présidence des Etats-Unis. Accablé par les dettes, en proie à une addiction au jeu en ligne Le Monde d'Elfscape, Samuel accepte lorsqu'il se rend compte, choqué, que Calamity est sa mère.
Le jeune homme la rencontre, indifférente à leurs retrouvailles, et sans son aide, tente de reconstituer l'histoire de sa vie. La connaître un peu mieux lui permettra sûrement de saisir les motivations de sa disparition.
"Encore un autre. Encore un secret que sa mère lui avait caché. Sa vie était un brouillard impénétrable pour lui, tout ce qui était arrivé avant lui relevait du mystère, celé sous des haussements d'épaules ambigus, de vagues abstractions et sibyllins aphorismes".
Ainsi la vie de Faye prend forme. De sa jeunesse auprès d'un père émigré de Norvège et de sa période étudiante en 1968 à Chicago, son passé devient de moins en moins un mystère. Samuel rend visite à son grand-père Franck, compile des informations. Il avance pas à pas, se trompe de chemin parfois mais c'est une nouvelle Faye qui se dévoile, accablée par la certitude d'être maudite par les fantômes du vieux pays de son père.
"Papy Franck ne s'animait que lorsqu'il racontait des histoires du vieux pays - des mythes anciens, d'antiques légendes, de vieilles histoires de fantômes qu'il avait entendues dans son enfance là où il avait grandi, dans l'extrême nord de la Norvège, un petit village de pêcheurs dans l'Arctique qu'il avait quitté à dix-huit ans".
Samuel ne cherche pas d'excuse aux choix de sa mère. Il veut comprendre avant tout. Et pendant ce temps-là, il tente de son côté à remettre de l'ordre dans sa vie, alors qu'il est accusé injustement de harcèlement sexuel par une des étudiantes. Comme sa mère, il connaît un avant et un après. Chez Faye, cela se matérialise par des crises qui ressemblent à de l'épilepsie, chez Samuel par le sentiment que sa vie actuelle est une impasse.
"Son enfance serait à jamais divisée en deux, avant et après ce moment, qui la mettrait sur des rails et conditionnerait tout le reste - les crises, le désastre à Chicago, son échec en tant que mère et épouse, tout -, dès lors, il n'y aurait plus d'échappatoire.Il y a ce genre de moments dans toute vie, un traumatisme qui vous fait voler en éclats, et vous transforme à jamais. Celui-là était le sien".
Pourtant, à un moment, ces deux lignes de vie vont se croiser à nouveau. Faye et Samuel vont se parler, se comprendre, tenter de s'apprivoiser. Seulement, parfois, les méandres de l'Histoire sont des poids à porter toute sa vie.
"Parfois, ce que nous essayons d'éviter est moins la douleur que le mystère".
Les fantômes du vieux pays est un roman de longue haleine. Il remplit le néant d'une vie (d'où le titre anglais The Nix). C'est un marathon livresque dont chaque étape est importante et qu'il ne faut pas mettre de côté pour la compréhension d'ensemble. A ce titre, la chute du roman est à la fois vertigineuse et admirable. Il faut prendre le temps d'entrer dans le récit, jamais tragique, souvent drôle et parsemé de fulgurances littéraires. Avec son histoire, Samuel montre que les enfants sont la somme des actions et des choix de leurs parents ; il règne un parfum de déterminisme contre lequel on lutte toute sa vie.
Admirable.
Ed. Gallimard, collection Folio, août 2018, traduit de l'anglais (USA) par Mathilde Bach, 960 pages, 11.70€
Titre original : The Nix