"Ashley était une sublime île cachée, une maison secrète perchée au bord d'une falaise, que seuls quelques privilégiés avaient le droit de visiter."
Ashley Cordova est morte, elle s'est jetée dans le vide, emportant avec elle son mal être et les secrets bien gardés de sa famille. Fille d'un illustre réalisateur oscarisé de films d'horreur, Stanislas Cordova, elle était un des rares témoins à savoir ce que devenait son père. Terriblement secret, personnalité opaque à souhait, Cordova est devenu un mythe vivant tant sa filmographie et sa conception du cinéma étaient à part.
"Cordova, plus qu'un simple excentrique à la Lewis Carroll ou à la Howard Hughes, était une personne qui suscitait dévotion et émerveillement chez un grand nombre de gens, un peu comme le gourou d'une secte."
Toute information sur Cordova est bonne à prendre. Sa dernière interview datant de 1977, le journaliste qui pourra donner des nouvelles fraîches sur le réalisateur sera garanti de notoriété. Or, le narrateur, Scott McGrath l'a payé à ses dépens. A cause justement d'une mauvaise information sur Cordova qu'il a relayée dans son journal, il a perdu son emploi, sa crédibilité et son mariage. La mort de la fille du réalisateur ranime son obsession sur le personnage. Il est persuadé que tout est lié, et que Cordova a une responsabilité directe ou indirecte.
Scott repart donc sur les traces de vie de Cordova en piétinant celles d'Ashley. Au fil de ses recherches deux personnes viennent l'épauler: une comédienne en devenir, une certaine Nora, et un noctambule étrange et secret, Hopper, rencontré sur les lieux de la tragédie. Lui, connaissait la jeune femme, et enquêter sur sa mort lui permettrait d'avoir des réponses sur la face sombre de son amie:
"elle m'a dit que son père lui avait appris à vivre au delà des limites de la vie, dans ses recoins les plus cachés, là où le commun des mortels n'a pas le courage d'aller, là où on souffre, là où règnent une beauté et une douleur inimaginable. Elle se demandait toujours "Oserai-je" "
A force, Scott réussit même à entrer dans l'internet caché et parallèle, le Deep, où un site dédié à Cordova lui apporte des informations utiles pour diriger ses recherches. Au fur et à mesure, on en apprend plus sur le cinéaste et sa création. Son comportement, ses films, sa famille, ses acteurs se font écho:
"Le véritable art a besoin d'opacité pour créer. C'est d'elle qu'il tient son pouvoir. Son invisiblité. Moins le monde en sait sur lui, sur ses faits et gestes, ses origines, ses méthodes secrètes, plus il est fort."En compilant le peu d'entretiens et les informations glanées çà et là, tous s'accordent à dire que le Peak, la maison de Cordova, renferme des secrets bien gardés, et que les personnes qui ont côtoyé son propriétaire ont vécu une expérience inoubliable!
"Autour de Cordova, l'espace se déforme. Plus vous vous approchez de lui, plus la vitesse de la lumière diminue, l'information se brouille, les esprits rationnels deviennent illogiques, hystériques. C'est un espace temps faussé, comme la masse d'un soleil géant qui bouleverse son environnement immédiat. Vous tendez la main pour attraper quelque chose et vous découvrez que ce quelque chose n'a jamais existé."Scott Grath et ses acolytes s'enfoncent profondément dans l'univers symbolisé par le Peak, au point que le journaliste, à force de vouloir à tout prix découvrir une vérité qui s'échappe inexorablement, se demande s'il n'est pas devenu lui-même un acteur involontaire d'un film de Cordova...
Intérieur nuit est un roman magistral tant par la forme que par le fond. Le roman est construit comme une énigme, proposant, en plus du récit, des coupures de journaux, des captures d'écran du Deep Web, des photographies... Le lecteur s'enfonce avec le narrateur dans le monde glaçant et envoûtant du cinéaste, au point que la fiction narrative s'apparente à une réalité, à un fait divers réellement survenu. L'histoire est un labyrinthe magistralement orchestré. Marisha Pessl a réfléchi son roman dans les moindres détails; rien n'est laissé au hasard. L'intrusion de McGrath dans la propriété du Peak nous vaut des pages hallucinantes et hallucinatoires dignes d'un épisode véridique de paranoïa aiguë. Mc Grath lui-même ne sait plus où il en est après cela:
"Le Peak et la vérité autour de ce qu'avait fait Cordova me restaient toujours dans le ventre, bien vivants, intacts, en train de bouger, de saliver, de me rendre de plus en plus malade, peut-être même de me tuer."
A force de chercher un Cordova invisible et muet, le lecteur se demande si ce n'est pas ce dernier finalement qui tire toutes les ficelles de cette histoire, tel un narrateur omniscient.
Forcément, comme le centre du roman s'intéresse à un cinéaste, on fait des rapprochements cinématographiques. Il y a du David Lynch dans Intérieur nuit, notamment un de ses films, Lost Highway, pour le côté noir et expérimental, ainsi que la dissociation d'identités. Enfin, Cordova ne pourrait-il pas être le Kurtz/Marlon Brando de Coppola, régnant sur sa communauté d'indigènes?
Clément Baude nous offre une traduction impressionnante, iceberg visible de son travail de titan.