UN ROMAN, DEUX LECTURES avec Christine Bini
Un roman, deux lectures - avec Christine Bini
"Lire Béatrice Blandy donnait à Elsa Feuillet l'impression de mieux se comprendre elle-même".
Béatrice Blandy avait tout ce qu'Elsa ne possède pas : réussite, prestige et aisance sociale. Sa mort laisse un vide dans la vie de la jeune femme, elle-même auteure en panne d'inspiration. Blandy lui permettait d'avancer, d'y croire encore malgré tout. Grâce à ses romans, elle sortait de sa routine de femme divorcée avec un enfant en garde alternée.
Et puis lors d'un séjour sur Paris, elle rencontre le veuf de Béatrice Blandy, Thomas, qui vit dans leur appartement parisien et l'invite à boire un verre. Entrer dans leur demeure c'est avoir "la sensation de pénétrer de plain-pied dans la fiction", dans l'idée qu'elle s'était faite de la vie de la romancière, au point de s'y abandonner et d'accepter les avances du veuf. Comme dans Rebecca de Daphné du Maurier, Elsa s'installe une semaine sur deux chez Thomas. Seulement, impossible de s'approprier les lieux car Béatrice est partout : sur les photos où elle semble juger la nouvelle locataire, dans la décoration, mais surtout dans son bureau dans le grenier, sa "Room of one's own" à la Virginia Woolf.
Au fil du temps, Elsa accepte sa nouvelle vie, son étrange relation avec Thomas avec l'ombre de Béatrice qui plane. Elle reste lucide mais sent que sa carrière d'écrivain pourrait prendre un tournant positif.
"Il avait eu une reine, il devait maintenant se contenter d'une mendiante".
A force de chercher le mystérieux manuscrit de Blandy, elle le trouve, le retravaille pendant des mois et arrive à le publier sous son nom.
"A force, le manuscrit finit par infuser en Elsa à chaque instant. Elle vivait avec les mots de Béatrice, ils la guidaient, opéraient en elle un lent travail de transformation".
Le succès déferle et le petit secret qu'elle voulait garder devient alors une rumeur trop lourde à porter. Elsa devenue plus forte, qui avait presque réussie avec le temps à colmater les brèches de sa vie, se retrouve bien seule...
"Sous une forme ou une autre, elle était une mosaïque, un patchwork, un être éclaté et recomposé sans cesse, cherchant sans relâche à atteindre cet idéal que sa mère saurait, un jour peut-être, reconnaître et aimer".
Admirer, imaginer, explorer, telles sont les trois parties qui découpent le nouveau roman de Carole Fives. Bâti comme un thriller, on sent que le récit va basculer vers quelque chose de plus noir où les véritables personnalités vont faire surface et dans lequel le pot aux roses sera démasqué. On peut reprocher à l'héroïne d'avoir voulu dépasser le maître, son autrice préférée, au point de s'en servir pour sa propre carrière. N'est-ce pas aussi pour donner de la consistance à sa relation avec Thomas, homme étrange, toujours amoureux de sa femme défunte, qui m'a fait beaucoup pensé au personnage pervers d'un roman de Pascal Brukner, Steiner, dans les Voleurs de Beauté (prix Renaudot 1997) ? Ou alors Elsa a voulu rendre à sa façon un dernier hommage à une autrice admirée dont les dernières notes présumaient de son prochain livre : "Plus mon désir et mon amour augmentent, plus je me sens puissante"
L'histoire d'Elsa est une histoire d'affinités sélectives, de la découverte d'un monde qu'elle ne connaît pas, rempli d'apparences trompeuses et de venin.
Après Térébenthine, qui plongeait le lecteur dans le monde de l'art, Carole Fives prend un virage à cent quatre vingt degrés avec Quelque chose à te dire. Le roman tient ses promesses même si l'intrigue ça et là est cousue de fil blanc. Thomas aurait mérité une couche supplémentaire de complexité. Au delà, on apprécie la description du monde de l'édition avec ses petites turpitudes et ses faux semblants.
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Ed. Gallimard, collection La Blanche, août 2022, 176 pages, 18€