vendredi 12 septembre 2014

"La récompense du tricheur"


"Hanté depuis toujours par la désintégration, je suis né vieux, épuisé, comme si j'appartenais à une race finie. J'ai trente huit ans aujourd'hui, j'en parais cinquante. J'abrite en moi un cadavre qui me ronge et grandit à mes dépens."

Benjamin est obsédé par son apparence physique et les ravages du temps. Chaque jour, il guette la cerne, la ride, la tâche annonciatrice du déclin. Écrivain public, il a eu la bonne idée d'écrire un livre bâti uniquement sur un patchwork de citations et d'extraits issus de romans des siècles derniers. Véritable succès de librairie, personne ne se doute de la supercherie, sauf une certaine Hélène qui, à défaut de lui faire du chantage et tout révéler, décide de le prendre en main et lui redonner la joie de vivre.
Leur relation est dès le départ bancale, surtout que la jeune femme de vingt-cinq ans est pétillante, pleine de vie, très jolie. De plus, le temps ne semble avoir aucune prise sur elle, ce qui constitue une insulte pour Benjamin. "Hélène se montrait aussi radieuse que j'étais saturnien", dit-il, mais surtout notre narrateur s'accroche à cette relation car sa moitié est riche, l'entretient, et cette "servitude dorée" n'a pas de prix.

Au retour de vacances de ski, leur véhicule tombe en panne sur une route isolée du Jura. En pleine tempête de neige, le couple trouve le chalet où réside Steiner, bourgeois bohème, qui, bizarrement, les accueille les bras ouverts. Avec Raymond, son domestique au physique repoussant, il se montre un hôte agréable, sous le charme d'Hélène. Or, le lendemain, Steiner devient agressif, rêve de les voir partir; il devient "l'être des résurrections successives", au physique et à la personnalité changeants. Le malaise augmente lorsque Francesca Steiner fait son apparition:
"Elle était un livre fermé. Elle avit l'abrupte raideur de ces parois sur lesquelles rien d'humain ne trouve à s'accrocher. Elle émettait de la distance et de l'antipathie comme un réfrigérateur fabrique des glaçons."

Hélène veut s'enfuir, Benjamin préfère attendre, mais à trop être curieux, il découvre le secret du couple, tout dévoué à la lutte contre la beauté qui, selon eux, est le Mal par excellence. Ainsi, Francesca avoue:
"il ne fait pas bon de se mesurer à la beauté. Il faut la neutraliser, sinon elle vous broie."

Son mari et elle capturent des jeunes filles, les enferment, et laisse le temps détruire "ce fragment d'éternité". 

Sentant Benjamin fragile, Steiner lui propose un pacte de chair: il aide Raymond à enlever trois jeunes filles et il lui rend Hélène, intacte. A-t-il vraiment le choix?

Troisième lecture en dix ans, et l'intrigue reste malgré tout d'une grande originalité. A la fois roman policier et conte fantastique, Bruckner s'attaque à un thème universel: la beauté et l'importance que notre société lui accorde. En effet, à travers les siècles, les canons de la beauté ne se ressemblent pas, mais le seul point commun que nous avons avec eux, c'est le passage du temps. A partir de ce constat, l'auteur a construit un récit aux multiples rebondissements, dont le personnage central à la psychologie fragile, est à la fois victime et profiteur de la folie d'un couple isolé. En cela, Benjamin est une personnalité romanesque fort intéressante, pétrie de contradictions et ravagée de remords.
Les voleurs de beauté est un roman captivant, bien mené, qui posent véritablement une question de fond sur le culte de l'apparence dans nos sociétés modernes.

Ed. Le livre de poche, 1999, 248 pages, 5.1 euros.

Prix Renaudot 1997.