"Et toi, qu'as-tu envie de peindre ? Qu'as-tu envie de raconter ? Tu ne sais par où commencer, tu as dix-huit ans et les sujets se bousculent : le désir, le corps, la souffrance d'être née femme dans un monde bâti pour les hommes, où les femmes, que ce soient dans les arts plastiques ou le cinéma, la littérature ou la musique, se perçoivent encore et toujours comme des objets de désir, jamais des sujets. L'urgence de devenir sujet".
Le ton est donné. La narratrice entre aux Beaux-Arts de Lille avec l'idée qu'elle sera peintre mais surtout une femme peintre. D'ailleurs, dans les cours d'histoire de l'art on ne se souvient guère de ces femmes artistes comme si les Berthe Morisot et celles qui ont suivies n'étaient que des "accidents" dans un univers résolument masculin. Avec ses nouveaux compagnons de route (ou d'infortune), Luc et Lucie, elle va tenter de trouver sa voie dans les couleurs.
Pourtant, la peinture, c'est "has been". L'administration a même relégué les salles des peintres au sous-sol, comme si on ne voulait pas les voir... On les affuble du surnom de térébenthine pour bien marquer qu'ils sont anciens, dépassés, comme ce produit maintenant plus souvent remplacé par le white spirit pour nettoyer les pinceaux.
"Vous vous souriez mais les jeux sont faits, désormais aux Beaux-Arts ce surnom va vous poursuivre et on ne vous appellera plus que les Térébenthine... avec le geste de se boucher bien ostensiblement le nez à votre passage".
N'empêche, tous les trois, c'est comme s'ils entraient en résistance contre les moyens modernes d'expression artistique. Ecrans, sons, video-projection sont des "trucs" qui ne sont pas pour eux alors que beaucoup focalisent sur eux.
" Je vois la peinture comme un acte de résistance. Oui, la peinture crée des images qui résistent aux flux d'images existant. Le temps de la peinture est différent de celui de la photographie, de la télévision. La peinture n'est pas un simple enregistrement du réel... Elle a plus à voir avec la mémoire, la durée, l'émotion, elle donne des images plus persistantes, c'est ce que je crois". (Luc sur Radio Nova)
Néanmoins, il n'est pas facile de jouer sur deux fronts : le féminisme et la peinture. Les vieux préjugés et les pratiques tues par le passé ont la dent dure. La narratrice, elle, " n'a misé que sur [ses] couleurs et [ses] fusains pour [s]'exprimer". Lucie l'a suit tout en choisissant une option plus trash, plus radicale. quant à Luc, il est bien trop absorbé par son art. La peinture le dévore à petits feux. Les couleurs l'envahissent et son exigence de perfection le bouffe. Comment exister à travers son art et en vivre pleinement ?
Térébenthine se lit d'une traite. Le lecteur plonge dans le monde méconnu de la faculté des Beaux-Arts, de leurs codes, leurs préjugés et leurs adaptations au monde dit moderne. La modernité dans l'art est une volonté. Seulement, Carole Fives explique que cette modernité ne se fera pas sans bousculer quelques idées reçues. Le monde change et l'art doit changer avec lui. Oublier les femmes artistes c'est oublier un pan entier de l'histoire de l'art. Est-ce être féministe de se rendre compte de ceci ?
Ce roman pose de vraies questions et porte un regard acéré sur les nouvelles propositions artistiques. Certains y voient de "la masturbation cérébrale" alors que d'autres crient au génie.
Lire l’article de Christine Bini : https://christinebini.blogspot.com/2020/08/regards-croises-38-terebenthine-de.html