Julian Ladd vit avec l'impression de plus en plus constante qu'il est passé à côté de sa vocation et donc de fait à côté de sa vie. A l'atelier Brodsky, jeune et insouciant, il croyait que sa passion lui permettrait de décrocher le graal : le succès, la reconnaissance et sa vision du monde à travers son art récompensée. Mais Julian a vite compris qu'il n'aurait jamais tout cela quand il a eu Rye Adler comme colocataire. Lui aussi photographe, il a une approche tout à fait différente, préférant faire des portraits des gens au détriment des paysages urbains chers à Ladd. Très vite les deux jeunes gens ont noué une amitié assez ambigüe, tous les deux amoureux de la même femme, Magda, et avec un Julian nourrissant en secret de la jalousie envers Rye.
Points de fuite commence avec la disparition de Rye, photographe célèbre. Pas de corps mais une annonce nécrologique qui permet à Julian de se souvenir. Les années ont passé. Julian est un publicitaire qui vit confortablement, divorcé depuis peu de Magda. Ses désirs de succès sont loin mais Ladd est rempli d'amertume car Rye, lui est un photographe reconnu.
"Rye et lui se trouvaient aux extrémités du spectre anthropologique : tandis que Rye exploitait ses sujets au nom de l'Art avec un grand A, Julian faisait la promotion des produits qui les maintenaient en vie".
Ainsi, il apprend que Adler avait lui aussi ses démons malgré une vie privée en apparence rangée et un carnet d'adresses bien fourni.
"Curieusement, alors que ses photos laissaient croire à une intimité avec ses sujets, il était distant et énigmatique dans sa vie privée, le genre de personne qui aurait pu travailler dans les services secrets et qui n'aurait rien révélé, même sous la torture".
Mais ce qui intéresse avant tout Julian, c'est de savoir si Rye avait oublié Magda, son ex-femme qu'il a considéré pendant tout son mariage comme un butin de guerre raflé à son colocataire. Or, ce que Julian ne sait pas, c'est que Magda avait demandé de l'aide à Rye pour retrouver son fils Théo, toxicomane à la rue...
L'intrigue est somme toute classique et pour celui qui a lu Dans les angles morts (Quai Voltaire 2018), on se doute que le roman, ronronnant en apparence, va d'un seul coup bifurquer vers des points de fuite différents. Le moteur de l'ensemble est la jalousie alimentée par une rancœur jamais digérée. Julian a toujours vécu finalement à côté de sa vie, profondément solitaire et incapable de prendre soin de ses proches. Déjà, lorsqu'il était photographe amateur, il refusait les portraits, jugeant "les gens se mettent en travers du récit. Ils modifient l'histoire".
Elizabeth Brundage maintient le suspense par des chapitres courts et le choix d'un roman choral, mettant chaque personnage sur le même plan. C'est ainsi que les points de vue sur des événements communs s'opposent, ce qui permet d'épaissir la psychologie des personnages qui, chacun, de près ou de loin, a vue son existence en relation avec l'art photographique.
"Une photo est une forme de mort, disait Sartre, un instant prisonnier qui ne sera jamais plus. Le photographe était-il, par essence, un médecin légiste du temps"?
Points de fuite est un roman intelligent, sournois, brouilleur de pistes qui offre une réflexion très intéressante sur la photographie comme métaphore de la société et le photographe comme finalement le témoin essentiel du temps qui passe.
Ed. La Table Ronde, collection Quai Voltaire, août 2022, traduit de l'anglais (USA) par Cécile Arnaud, 384 pages, 24.50€