mercredi 7 septembre 2022

Je suis ici

 La narratrice, M., confie son histoire à un mystérieux Jeffers, lui relatant son expérience singulière vécue lorsqu'elle a accueilli dans sa dépendance, transformée parfois en résidence d'artistes, L. un peintre qu'elle a toujours admiré et dont la renommée est internationale.

Cette dépendance est "le bébé" de L. Depuis qu'elle a mis de côté sa carrière de romancière pour s'installer avec son second mari au bord de l'océan atlantique, ce petit cottage est apparu comme une évidence pour elle. Rénovée, elle accueille des artistes connus ou en devenir et apporte l'isolement nécessaire à la création artistique. Pour la narratrice, non seulement cela lui permet de garder un lien avec le monde artistique, mais en plus, les occupations qui se succèdent nourrissent son orgueil de femme libre, indépendante et un tantinet élitiste.

Quand L. lui annonce qu'il accepte son invitation en résidence, c'est une victoire car les œuvres de L. lui avait rappelé il y a quelques années l'importance de rester libre. Ce peintre en particulier qui lui accorde l'importance est en soi un petit événement. La dépendance sera pour lui...

Or, L. n'arrive pas seul et son comportement est loin d'être celui dont la narratrice rêvait. Son "amie-maîtresse" est bien plus jeune, tandis que lui affiche le fait qu'il est en faillite financière. Très tôt, il semble sournois et affiche une opposition subjective à la propriétaire des lieux, tandis qu'il reste affable avec le mari, la fille et le petit ami de M. Que s'est-il passé ? M. a-t-elle loupé un épisode ou est-ce l'admiration portée à cet homme qui l'a rendue aveugle et dépendante ? Dès lors, la romancière va alterner entre des sentiments de culpabilité et de révolte, de renonciation et de provocation. Il lui faut à tout prix comprendre ce qui se joue, car c'est son équilibre et sa conviction intime d'être libre qui est remis en cause.

"Pourquoi est-il si douloureux de vivre à l'intérieur de nos fictions ? Pourquoi de pures inventions nous font tant souffrir ? (...) Toute ma vie j'ai voulu être libre, or je n'ai même pas réussi à libérer mon petit orteil".


La Dépendance est un titre bien choisi car Rachel Cusk évoque à la fois le lieu, source de création, mais aussi le lien psychique avec la relation étrange qui se noue entre les deux protagonistes.

La narratrice est un personnage très complexe qui se rend compte qu'elle s'est fourvoyée et s'est mentie à elle-même, obligée de refaire le point sur sa vie, sur son mariage et sa relation avec sa fille unique. Dans Disent-ils, l'autrice disait que "Les êtres humains ont une capacité d'égarement apparemment infinie". A travers son œuvre, Rachel Cusk raconte comment la haine que les autres vous portent parfois vous permettent finalement de trouver votre chemin. Comme dans Transit il est question aussi de liberté : la réelle et le mirage.

"Mais conserver sa liberté n'impliquait pas forcément de ne rien changer. En fait, la première chose que faisaient parfois les gens dès qu'ils étaient libres, c'était de s'enferrer dans une autre version du modèle qui les avait maintenus prisonniers". 

La réflexion est complexe, les cheminements nombreux, mais œuvre après œuvre Rachel Cusk tisse sa toile et avance dans sa réflexion, procurant ainsi au lecteur une œuvre aboutie.

Ed. Gallimard, collection Du Monde Entier, août 2022, traduit de l'anglais par Blandine Longre, 200 pages, 20€