lundi 15 janvier 2018

Dans les angles morts, Elizabeth Brundage

Catherine et George Clare sont jeunes, beaux et semblent heureux d'être les nouveaux propriétaires de la ferme des Hale à Chosen. Lui est professeur à l'université locale, elle, s'occupe de leur petite Franny. Quelques rumeurs traînent ça et là puisqu'ils sont nouveaux dans le comté, mais lorsque George découvre le cadavre de son épouse avec une hache plantée dans la tête, forcément cela fait désordre...

D'ailleurs le roman débute sur cette découverte macabre un soir de tempête de neige. En rentrant du travail, George découvre le corps de son épouse tandis que la jeune Franny semble avoir passé seule la journée dans la maison. La police locale soupçonne naturellement le mari d'homicide car, parait-il, les statistiques montre que dans la plupart des cas, c'est l'époux le coupable . Sauf que George décide de partir sans collaborer avec la police ...

Le récit remonte le temps et s'attarde sur la rencontre, le mariage et les conditions de la naissance de l'enfant. On en apprend un peu plus sur la personnalité des deux jeunes gens, et ce qui saute tout de suite aux yeux, c'est que c'est un couple mal assorti : autant George, fils unique de parents snobs,  est pétri d'ambition et a besoin de paraître, autant Catherine a une nature plus réservée, incapable de se mettre en avant malgré son intelligence, profondément engluée dans les carcans de la religion et de vieux principes familiaux inculqués par sa mère.
"Elle se sentit déplacée, comme si George avait apporté à ses parents un cadeau ridicule".
 C'est donc tout naturellement qu'elle arrête de travailler pour élever leur fille et aussi faciliter la carrière de son époux.
"Le métier de mère demandait du boulot, surtout quand le père aidait peu. Il lui inspirait de la gratitude, voilà ce qu'elle se disait. Elle n'était pas exigeante".
Quand George achète la ferme des Hale à une vente aux enchères, il omet de raconter à Catherine qu'il en a tiré un prix très bas car personne ne voulait l'acheter malgré la taille de la propriété. Car à Chosen, personne n'a oublié le drame du couple Hale qui, très endetté, a préféré se suicider chez eux, laissant trois adolescents orphelins, Eddy, Wade et Cole. Depuis, on raconte que la ferme est hantée.

Les mois passent et Catherine a de plus en plus de mal à jouer les épouses parfaites . George est distant quand il n'est pas indifférent. 
" Ils restaient pourtant ensemble, peut-être par frustration. Comme s'ils étaient les deux parties d'une troublante équation, dont aucun d'eux ne trouvait la solution. Elle était quelque part, dans l'infini, songeait souvent Catherine. Peut-être ne la trouveraient-ils jamais".
Edward Hopper, Morning Sun, 1952
Il est l'incarnation du tyran domestique. A force, elle fait bien quelques confidences à demi-mot à des amies, mais à chaque fois George arrive à sortir son épingle du jeu. 
"Je fais tellement d'efforts, dit-elle, pour être une bonne épouse. 
Je sais.
Parfois, j'ai l'impression de vivre avec un étranger. Je le regarde et je me demande, Qui est cet homme "?

La jeune femme supporte de moins en moins bien son statut, et vole quelques instants de liberté et de bonheur en compagnie des frères Wade venus restaurer les granges, sans qu'elle soit au courant de leur passé...

Dans les angles morts est un roman qui commence in ultima res en décrivant cliniquement les faits et en présentant le personnage de George comme un mari sidéré par le crime de son épouse. Et puis les chapitres s’enchaînent, les comportements se singularisent et surtout le couple semble bien moins tranquille qu'il en avait l'air. Catherine est une femme toute en intériorité, en regrets cachés, en révolte qui monte, alors que George est constamment dans le contrôle de son image, du paraître et des siens. C'est un être vide.
C'est le fonctionnement de ce couple complexe qui constitue la véritable architecture de l'intrigue qui, jusqu'à la fin, réussit à entretenir le suspens en promenant le lecteur vers des semi-vérités et des semi-mensonges, faisant ainsi le beau jeu des rumeurs qu circulent sur George et son attitude ambiguë avec une jeune serveuse du restaurant de l'un de ses amis.
Elizabeth Brundage a écrit un roman intense, bien construit, qui explore les cicatrices intimes d'un couple pour mieux en expliquer les failles béantes et les dysfonctionnements. Et à cause de mécanismes implacables, c'est toute une communauté d'habitants de Chosen qui se trouve touchée de près ou de loin par le drame.


Ed. La Table Ronde, Collection Quai Voltaire, janvier 2018, 528 pages, 23.50 €
Traduit de l'anglais (USA) pae Cécile Arnaud
Titre original : All Things Cease To Appear