La lecture de Notre Part de Nuit (Editions du Sous-Sol, août 2021) invite à découvrir l'œuvre de Mariana Enriquez, comme si on était passés à côté de quelque chose d'essentiel en littérature. Cela tombe bien puisque les éditions Points Seuil ont sorti en poche le recueil de nouvelles de l'autrice paru en France en 2017.
"Ils pleuraient comme sils n'étaient coupables de rien. On haïssait les gens innocents".(Les années intoxiqués)
Chez l'autrice, l'innocence est un concept qui n'existe pas même chez les enfants. Ils sont à la fois les serviteurs du mal comme leur guide. Ils vous regardent droit dans les yeux, vous sondent et puisent ce que vous avez de meilleur pour mieux s'en servir contre vous. L'innocence est une faiblesse.
"Parce que les gens tristes n'ont aucune pitié".
Se dit une procureure perdue en plein bidonville dont les habitants vénèrent un mort...bien vivant ! Le prêtre lui-même préfère se suicider plutôt qu'affronter la réalité. Car l'Humanité n'est pas décrite sous son meilleur jour. Mariana Enriquez écrit ses histoires sur une ligne de crête. Le lecteur croit souvent qu'il va basculer dans le fantastique...en vain. La suggestion est préférée à la description. Alors la machine à se monter des films se met en marche et on comprend alors que le monde dans lequel évoluent les personnages est noir, très noir.
Une nouvelle attire particulièrement l'attention et sur laquelle je ne reviendrai pas car Christine Bini en a fait un article très intéressant sur son blog La Lectrice à l'oeuvre. Il s'agit de La Maison d'Adela dont le contenu fait forcément écho à Notre Part de nuit, sans pour autant en être le texte introductif.
"Adela avait un faible, également, pour les histoires de membres mutilés et d'amputations".
De mon côté, ce qui m'a marqué dans ces douze nouvelles de qualité égale, c'est la grande part consacrée à l'architecture urbaine. On pourrait se sentir à l'abri au cœur de la grande ville : du monde, de la lumière, de l'espace. Or, c'est l'inverse qui se produit. Elle est source de mystères et de zones d'ombre inquiétantes. Elle incarne l'infinité des possibles. Ses parcs ne pourraient-ils pas être des lieux de culte interdits ? Ses maisons ne renfermeraient-elles pas des secrets horribles ? Les sourires des gens ne seraient-ils pas des façades pour cacher des monstruosités intérieures ?
Ce que nous avons perdu dans le feu est un monde en soi qui interroge le lecteur sur notre rapport à l'invisible, à la suggestion. Les amateurs du genre y trouveront leur compte.
On ne peut que saluer l'inventivité littéraire de l'autrice qui a su exploiter la banalité du quotidien pour en faire un trésor fictionnel.
Ed. Points, août 2021, traduit de l'espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet 264 pages, 7.40€
Titre original : Las cosas que perdimos en el fuego