Rentrée littéraire 2021.
768 pages, ce n'est pas rien, mais ce roman est un grand livre comme on en rencontre peu et que vous n'aurez de cesse de garder dans un coin de votre mémoire, de le conseiller et de le relire.
Notre part de nuit pourrait être l'histoire d'un père malade, veuf, qui a décidé de transmettre à son jeune fils de cinq ans tout se qu'il sait avant de mourir. Ce serait trop simple avec un arrière-goût de déjà vu.
Juan est un mort en sursis depuis son plus jeune âge et son opération d'une grave malformation au cœur. Il porte sur lui les stigmates d'un acharnement à le faire vivre, à la fois curiosité médicale et... paranormale ! Car Juan est un médium comme on en rencontre très rarement, capable de convoquer l'Obscurité, de la comprendre et de l'affronter. Ce don (ou cette punition) découvert par le chirurgien qui l'a pris en charge a fait de lui le centre de toutes les préoccupations de l'Ordre, secte qui cherche depuis toujours le secret de la vie éternelle et de la porte leur permettant d'atteindre les Ténèbres. Juan est devenu "l'objet" des deux familles riches et puissantes qui dirigent la secte. Epouser la fille de l'une d'entre elles n'a rien changé. Rosario est morte et il se retrouve avec un gamin de cinq ans, Gaspar, susceptible de porter le même fardeau que lui.
"Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il, je t'ai laissé quelque chose, j'espère que ce n'est pas maudit, j'ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit".
Protéger le gamin, en faire un adulte comme les autres, telle est la mission de Juan. Or, cela ne se fait pas sans violence, car les cercles de protection ont besoin de douleur et de sang pour protéger les siens. Et puis Gaspar grandit, se sent appeler par une entité qu'il ne comprend pas et des grands-parents qui le veulent auprès d'eux, mais pas pour de bonnes raisons.
"Ils ont menacé de rompre le pacte et de prendre Gaspar, de l'élever dans les rites, de le former, de le détruire. Ils croient à ce que leur dit l'Obscurité. Ils écoutent, ils obéissent. Et ils n'ont personne d'autre capable de l'invoquer".
Gaspar sent les choses, craint son père, trop distant, souvent violent et imprévisible. Seulement, il a compris que ce veuf avait besoin aussi d'être protégé de quelque chose, sent trop connaître l'origine du danger. En grandissant, il sait seulement qu'il ne veut pas devenir comme lui.
"De toute façon Gaspar ne bougea pas, ne lâcha pas, resta à ses côtés, ne lui parla pas. Il attendit. Il pleurait et attendait. Juan l'entendait gémir sans pouvoir le consoler. Il respirait à peine. A moitié inconscient, il essayait de déchiffrer les paroles du démon".
Notre part de nuit est bien plus qu'un roman d'initiation. Il convoque le genre fantastique et horrifique. Les incursions du côté de l'Obscurité (Erèbe) font froid dans le dos : arbres à pendus, collections de cils sans yeux, mains humaines en guise de feuilles, nuage noir qui coupe comme une scie circulaire. Des enfants sont enlevés et gardés dans des cages pour vérifier s'ils ne sont pas des médiums... Convoquer Erèbe c'est aussi perdre à chaque fois un peu de son humanité.
"Mais on sait quand même deux ou trois choses sur Nyx. Elle était mariée à Erèbe, l'obscurité, ce qui n'est pas pareil que la nuit car on peut rencontrer l'obscurité le jour, par exemple."
On ne sort pas indemne d'une telle lecture. Mariana Enriquez joue avec nos émotions. C'est l'ascenseur émotionnel en permanence. Le personnage de Juan est si complexe que finalement le lecteur est incapable de dire s'il l'aime ou le déteste.
Enfin, ce roman c'est aussi le récit en arrière plan de l'Argentine des années 70 à nos jours, des dictatures à l'ouverture économique, des nouvelles villes aux rues rectilignes aux grandes demeures en bordure de forêt.
Notre part de nuit est un roman entier. C'est un tout dont chaque partie a son importance. En négliger une ce serait ne pas comprendre la quête. C'est pourquoi ne pas le lire serait vraiment dommage.
Ed. du Sous-Sol, août 2021, traduit de l'espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, 768 pages, 25€