mardi 4 janvier 2022

Catharsis


 Mémorial Drive, grosse artère de circulation d'Atlanta autrefois baptisée Fair Street, qui "finit sa course au pied de Stone Mountain, le plus grand monument du pays dédié aux Etats confédérés. Métaphore prégnante pour les blancs du Sud, Stone Mountain se dresse hors du sol comme le crâne d'un géant enfoui - le rêve nostalgique de l'héroïsme et de la chevalerie sudiste gravé sur son front". 
Memorial Drive, que la narratrice remonte des décennies après la mort de sa mère, est aussi une route à remonter le temps vers un passé justement que l'autrice a oublié pendant des années pour se préserver.
"j'ai emporté ce que j'avais cultivé durant toutes ces années : l'évitement muet de mon passé, le silence et l'amnésie choisie, enfouis comme une racine au plus profond de moi".
Un soir, dînant au restaurant avec son époux, elle croise un procureur qui la reconnaît. Autrefois, il était le policier qui est venu sur les lieux du drame où la mère de Nathasha a été retrouvée gisante, assassinée par son ex-mari. Cette affaire l'a tant marquée qu'il confie à la narratrice tout le dossier de l'affaire. Le lire c'est enfin affronter admettre la tragédie, et retourner à Atlanta, c'est revivre son passé.

"C'est ça qui m'a incitée à revenir : ce qui est dissimulé, recouvert, presque effacé. J'ai besoin de donner du sens à notre histoire, de comprendre la trajectoire tragique qu'a suivie la vie de ma mère et la façon dont ma propre vie a été façonnée par cet héritage".
Nathasha Trethewey, poétesse américaine de renom, est le fruit d'un mariage mixte à une époque où, dans le Sud des Etats-Unis, la ségrégation battait son plein. Quand elle demandait à ses parents si elle était plus noire que blanche, ils répondaient invariablement : "Tu as le meilleur des deux mondes". Et puis, quand sa mère a divorcé et déménagé, elle a suivi cette femme "à l'apparence douce et délicate" qui a décidé de reprendre ses études. Quand cette dernière rencontre Big Joe, la petite fille sent que c'est un homme étrange à l'attitude trouble, capable de la trimballer pendant des heures en voiture tout en la menaçant. Nathasha a appris l'art de se taire pour épargner sa mère. Elle a appris aussi à se faire oublier afin de mettre de la distanciation avec la violence dont elle est témoin. Plus tard, cette attitude se transformera en oubli.
"L'oubli volontaire n'est pas sans danger ; on risque de perdre plus que prévu. Au moment où j'en avais le plus besoin, j'ai eu beaucoup de mal à me rappeler ma mère".
L'esprit peut oublier pendant un temps, mais pas le corps. L'autrice porte le meurtre de sa mère en elle. Lire l'enquête de police et les derniers échanges entre sa mère et Big Joe et les retranscrire, est pour elle "un premier acte de résistance", la volonté de mettre fin à la douleur.
"Ce dont je voulais me débarrasser, c'était de cette image de captivité et de souffrance, de ce cri ultime".

Ecrire sur son passé et la disparition de celle qui l'a mise au monde est une  catharsis. Nathasha "se compose" au fur et à mesure des lignes couchées sur le papier. Elle ose affronter la petite fille qu'elle a été et sa stratégie de l'oubli.
"Peut-être que cette dissociation est une métaphore de la façon dont j'ai vécu toutes ces années : l'esprit s'efforçant d'avancer pendant que le corps résistait. L'esprit qui oublie, le corps qui garde le souvenir du traumatisme jusque dans ses cellules".

Il est temps maintenant que le corps et l'esprit se réunissent enfin, car "la perte semble avoir laissé des empreintes partout", et il faut affronter ses  démons.

"La mort même de ma mère, est rachetée dans l'histoire de ma vocation, lui donne un sens au lieu d'en faire quelque chose d'insensé. C'est l'histoire que je me raconte pour survivre".

L'autrice met en relief son travail d'écriture en tant que poétesse pour expliquer son vécu et ses racines. La petite fille du journal intime n'est plus. Elle est désormais une femme qui affronte la réalité.

"Si le traumatisme fragmente le moi, alors que veut dire garder le contrôle de soi"?

Il est temps de trouver la paix, de mettre les événements et l'histoire de son pays en perspective. Vivre dans le Sud des Etats-Unis dans les années 60, en étant noir, était une lutte quotidienne pour se sentir libre. La mère de Nathasha avait réussi à conquérir cette liberté mais elle est devenue la victime d'un autre fléau : les violences conjugales. Son histoire a pris racine dans le corps de l'autrice. Elle a forgé ce qu'elle est devenue. Il était primordial de lui rendre hommage.


Ed de L'Olivier, août 2021, traduit de l'anglais (USA) par Céline Leroy 224 pages, 21.50€