lundi 6 janvier 2025

S'affranchir


Il y a un moment dans la vie où il suffit d'un déclic, d'un ras-le-bol, d'une rencontre, pour qu'on se permette de s'affranchir de son passé et enfin avoir le courage de changer de cap. On retrouve ainsi les personnages de North Bath de A Malin, malin et demi (La Table Ronde, 2017) devenus sans le vouloir mais bien obligés - récession oblige - les citoyens de la ville voisine de Schuyler Springs, depuis que cette dernière en pleine croissance a absorbé sa voisine moribonde. Et cette petite communauté est dans le même état que Bath : en déclin. 
Sully n'est plus depuis dix longues années mais il reste dans l'esprit de chacun au point que personne n'ose s'asseoir sur son tabouret au Horse Diner.
Désormais, sans vraiment le vouloir, c'est son fils Peter qui a pris le relais, surtout qu'en vieillissant il ressemble de plus en plus physiquement au vieux Sully. Pour Peter, North Bath n'est qu'une étape : il veut terminer la rénovation de la maison qu'il a héritée puis il retournera sur New-York ou ailleurs mais loin de ce bled sinistré. Seulement, le veut-il vraiment ? Il a ses petites habitudes - tout comme Sully - et il aime tous ces gens de son entourage aussi paumés que lui.
"C'était exaspérant, mais Peter parvenait à donner l'impression que son intelligence, son physique avantageux et son charme auraient dû le préserver de se retrouver coincé dans ce lieu que son père avait rétréci de son propre chef".

Vendre et quitter North Bath ce serait s'affranchir de son passé, de ce père qu'il s'était juré de détester mais qu'il a fini par beaucoup aimer. Une aura de fatalisme s'accroche à ses pas. Tout comme Janey qui voudrait enfin ne plus rencontrer d'hommes violents, ne plus être constamment éreintée à vouloir maintenir à flot un restaurant sur le déclin. Tout comme Birdie qui se dit qu'il est temps de vendre son commerce avant qu'il ne soit trop tard pour se faire du profit. Ou enfin tout comme Mayner, l'ancien shérif, amoureux de sa collègue Charice et qui ne comprend pas pourquoi il y a de plus en plus d'obstacles entre eux.

Les personnages de Richard Russo sont comme les ingrédients d'une recette de cuisine. Quand le mélange prend, on réussit un plat savoureux. Le Testament de Sully est succulent. L'auteur a abandonné les chapitres courts en forme d'anecdotes (lire le roman précédent) pour structurer son récit autour de la découverte d'un corps non identifié dans l'hôtel abandonné autrefois la splendeur de la ville, et le retour d'un des fils de Peter, Thomas, abandonné depuis longtemps à son ex-épouse.

Ce qui fait la force de cette histoire c'est qu'on ressent une tendresse infinie pour ces personnages, terriblement vraisemblables, remplis de galères, de petites joies, d'amertume et d'empathie. En filigrane, on sent que Sully leur a transmis quelques valeurs avant de tirer sa révérence : essayer, ne pas se retourner et si ça ne marche pas, essayer autre chose. Le tout est de trouver un jour la force de dire Non pour s'affranchir de cette vie qui nous pèse et qu'on ne veut plus.
"Dans son esprit, c'était couru d'avance : un jour ou l'autre, il poserait ses fesses sur le tabouret qui portait le nom de son père, au bar du Horse".

Richard Russo ne laisse rien au hasard. Le contexte économique joue un rôle important dans la narration. On retrouve des thèmes chers tels que le déclin des petites villes, la pauvreté, le chômage et le racisme toujours présent. Tout cela modèle chacun des personnages favorablement ou non mais influe directement dans sa relation aux autres. La destinée de North Bath et de ses habitants est l'échantillon de ce qui se passe à l'échelle nationale dans des centaines d'autres villes comme celle-ci.
Le Testament Sully est la quintessence de l'œuvre de Richard Russo, ce petit truc en plus qui m'avait happée quand j'avais découvert Un Homme presque parfait. On le lit à petites doses pour ne pas le terminer trop rapidement.


Ed. La Table Ronde, collection Quai Voltaire, janvier 2025, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch, 544 pages, 24€.
Titre original : Somebody's fool