Yonghye a fait un rêve qui va basculer sa vie. De ce rêve, le lecteur n'en connaîtra jamais précisément le contenu mais va suivre pas à pas la lente transformation de l'héroïne vers un état végétatif voulu et assumé.
Jusqu'à cette nuit de cauchemar où elle a décidé de bannir la viande du frigidaire et abandonner ce qui faisait son quotidien, Yonghye avait une vie plutôt banale, mariée sans amour et sans enfant. Très vite, son mari ne se révèlera pas d'une grande aide et va fuir celle qu'il croit de plus en plus folle et étrangère à a vie au point de parler d'elle comme si elle lui était inconnue.
"La banalité qui caractérisait cette créature sans éclat, ni esprit ni sophistication aucune, m'avait mis à l'aise".
Sa famille ne comprend pas pourquoi elle a changé son régime alimentaire à cause d'un cauchemar. Lors d'un repas familial particulièrement pénible, son père essaye de lui faire ingurgiter de force de la viande. Ce drame accélère le processus de délitement de la jeune femme. Sa sœur, Inhye, tente de la protéger, tandis que son beau frère développe peu à peu une obsession malsaine pour le corps de Yonghye qui perd de sa féminité pour se transformer en un ensemble de creux et de bosses, comme des branches ou des brindilles.
"J'ai fait un rêve avait-elle dit à deux reprises. J'ai eu la vision de son visage, de l'autre côté de la fenêtre du wagon en marche, dans les ténèbres du tunnel. Il m'était devenu étranger, presque inconnu".
Le rêve initiatique reste un mystère. Pourtant Inhye a elle aussi eu des rêves étranges où les arbres devenaient "tels de gigantesques animaux, vigoureux et austères". Accaparée par sa vie professionnelle et son rôle de maman, elle ne voit pas que son mari éprouve une véritable fascination pour Yonghye au point de la considérer comme une œuvre d'art vivante sur laquelle il fantasme de peindre des fleurs sur le corps,
"un corps d'où tout désir semblait banni, paradoxalement beau, celui d'une ravissante jeune femme une étrange légèreté se dégageant de ce paradoxe, qui n'était pas simplement légèreté, mais aussi force".
"Il avait senti en elle la force d'un arbre de la forêt que nul n'aurait jamais élagué."
Et Yonghye dans tout cela ? Elle parle peu, toujours un léger sourire aux lèvres. Elle se nourrit de l'intérieur, déterminée dans sa transformation végétale. Elle réfute la folie que les médecins lui ont diagnostiqué. Elle tente de se sauver de l'hôpital psychiatrique où elle est internée ; elle laisse faire son beau-frère, indifférente à ses étranges pulsions sexuelles.
"Je ne suis plus un animal (...) Je n'ai plus besoin de manger. Je peux vivre sans. Il me faut juste du soleil".
Quand Inhye découvre la vérité, elle entrevoit l'horreur d'une détermination sans faille, la chute vers un absolu qu'elle ne comprend pas. Les vidéos tournées par son mari sont sans appel.
"Elle évoque les deux corps nus entremêlés comme des plantes grimpantes (...) les corps recouverts de fleurs, de feuilles et de tiges lui paraissent d'un autre monde, comme s'ils n'avaient plus rien d'humain - des mouvements de végétaux luttant pour se dégager de la matière".
Protéger et s'occuper de sa sœur, c'est aussi se protéger elle-même d'une folie qu'elle sent à la porte de son esprit.
"Quand on fait un rêve, on le prend pour la réalité. Mais quand finit la nuit, on sait qu'il n'en est rien... Donc, si un jour on se réveille, alors...C'est le second roman de Hang Kang que je lis. J'avais commencé par son dernier livre, Prix Médicis étranger 2023, Impossibles adieux (Grasset).
La Végétarienne n'a rien à voir. C'est une plongée absolue dans la folie et ses conséquences à la fois familiales et sociales. L'autrice écrit la détermination d'une jeune femme à aller au bout de sa quête quitte à y perdre sa vie C'est le processus de transformation d'une chenille en papillon, d'une jeune femme en arbre majestueux qui se nourrit de terre et de soleil, qui ne réfléchit plus et se tient bien droit face aux adversités naturelles.
Métaphoriquement, on peut y voir un texte sociétal sur la dureté de la vie et des agressions extérieures sur notre moi. Se dégager de toute obligation est un épanouissement personnel, une nouvelle forme de liberté que tous ne sont pas prêts à acquérir à n'importe quel prix.
Dès lors, Yonghye incarne un personnage fort, déterminé, indifférent à tout ce qui l'entoure mais aussi symbolise une forme de folie que le commun des mortels n'arrive pas à expliquer et comprendre.
A découvrir.
Ed. Le Livre de poche, mars 2016, traduit du coréen par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot, 192 pages, 7.90€