mardi 30 janvier 2024

Comme un flocon de neige



Impossibles adieux est un livre rare qui traite un sujet douloureux avec tant de douceur et de tact  qu'il donne une dimension extraordinaire à la mémoire traumatique d'une page sombre de l'histoire de la Corée dans laquelle  environ trente mille civils furent tués en 1949, sur l'île de Jeju, en Corée du Sud.

Sur cette île, vit Inseon une photographe, dans sa maison isolée. Elle y nourrit son perroquet blanc. A la suite d'une grave blessure à la main, elle est transférée d'urgence à l'hôpital de Séoul. Là, elle demande à son amie Gyeongha de se rendre chez elle afin d'y nourrir l'oiseau avant qu'il ne soit trop tard.

"Je ne sais pas comment dorment les oiseaux, ni comment ils meurent.

Si leur vie s'arrête quand les dernières lumières s'éteignent.

si leur vie, comme un courant électrique, continue de couler jusqu'à l'aube".


Arrivée sur l'île, Gyeongha est confrontée à une tempête de neige. Tant de neige qu'elle se perd avant de retrouver son chemin et la maison de Inseon. L'électricité est coupée. Il fait froid. Il faut faire du feu. La jeune femme se bat autant contre la température glaciale que contre ses démons qui la hantent depuis des mois.
"Je ne sais pas quand mes cauchemars m'ont quittée. Je ne sais pas si je les ai vaincus ou s'ils sont partis d'eux-mêmes après m'avoir écrasée et broyée. Seulement, depuis un certain temps, la neige tombe à l'intérieur de mes paupières. Elle descend, s'entasse et gèle".
Malgré tout, la neige environnante offre un cocon de douceur qui, peu à peu, enveloppe la narratrice  et la rassure. Ayant pris ses marques, elle nourrit l'oiseau (est-il vraiment mort ou non ?) puis retrouve des documents compilés par Inseon depuis des années concernant le massacre de civils sur l'île entre 1948 et 1949. Très vite, elle comprend que c'est l'histoire traumatique de la famille de son amie qu'elle est en train de lire.

La plongée dans les photos et les témoignages bousculent Gyeongha. La réalité s'estompe, les fantômes du passé reviennent et Inseon apparaît, tel un guide. Pendant ce temps la neige recouvre tout autour de la maison.
"Léger, comme la neige, dit-on. Mais la neige a un poids, autant que cette gouttelette.
Léger, comme un oiseau, dit-on. Mais eux aussi ont un poids".

Plus la vérité refait surface ainsi que le traumatisme de cette page sombre de l'histoire coréenne, plus la réalité extérieure s'estompe, comme si la neige devenait une frontière de moins en moins étanche entre les deux mondes.

"J'ai l'impression que des flocons invisibles flottent entre nous. Que les mots que nous ravalons viennent se fixer sur l'assemblage des cristaux".

Dès lors, le lecteur découvre des passages remarquables sur la description des flocons de neige. La narratrice s'en sert comme un refuge pour absorber toute l'horreur de ses découvertes. La douceur du flocon absorbe la peur et la mort.

"Ce flocon n'est pas froid au moment où il se pose. Il touche à peine ma peau. Je ne ressens qu'une infime pression et une grande douceur quand les cristaux de glace se brouillent. La glace se rétracte. La blancheur s'estompe et le flocon se change en eau, qui glisse sur ma main. Comme si la peau avait absorbé cette lumière blanche pour ne laisser que des particules d'eau".

Impossibles adieux est une pépite de la littérature étrangère. Je ne remercierai jamais assez les traducteurs en général et ceux-ci en particulier, sans qui, de si beaux romans resteraient méconnus en France.

Ed. Grasset, août 2023, traduit du coréen par Kyungran Choi & Pierre Bisiou, 336 pages, 22€

Prix Médicis étranger