mardi 12 novembre 2024

Vengeance


Au sein du couple Hampton, Jacob est le fils inespéré, né après le décès de chacune de ses deux soeurs. Cora et son époux sont des propriétaires terriens et commerçants prospères respectés pour leur courage et l'aide apportée aux plus démunis lors de la Grande Dépression. Ils ont tout naturellement décidé d'un avenir pour leur fils : des études, un mariage avec la fille d'un autre commerçant et forcément la reprise du magasin après qu'une maison aura été construite sur leurs terres. Or, Jacob dévie de ce chemin tout tracé : son meilleur ami est Blackburn, le croque mort de Blowing Rock, défiguré par la polio, et surtout, il a eu le toupet de se marier en cachette avec Naomi, une fille de rien selon ses parents, presque illettrée et bien trop jeune.
Or cet amour est beau, naïf et sincère. C'est le cœur lourd que Jacob part comme soldat en Corée alors que Naomi est enceinte et que le couple Hampton les rejette. Blackburn a donc la lourde tâche de s'occuper de l'épouse de son meilleur ami.
"Le monde et le temps se délièrent et se muèrent en un évanouissement éblouissant, son corps, cette pesante coquille, quitté sans difficulté. Lâche tout, la douleur ne durera pas. Mais il ne put lâcher Naomi".
L'honneur d'une famille a les limites qu'on veut bien lui donner. Or Cora est prête à presque tout pour que Jacob renonce à Naomi et à l'enfant à naître qui, selon elle, ne sera pas un Hampton à part entière. 
"La vérité n'eût-elle pas mieux valu ? La vie est dure ; on ne peut pas tout sauver. prendre Blackburn Gant pour ami résultait du même élan. Et la fille, c'était pareil".
Alors que la jeune femme est réfugiée dans la ferme familiale après avoir été une nouvelle fois victime en public de la méchanceté de son beau-père, les Hampton reçoivent un télégramme prévenant du prochain retour de Jacob, blessé de guerre. Pour Cora, c'est le moment opportun de tourner la page et de construire un plan qui permettra à son fils d'oublier l'épisode Naomi, quitte pour cela de faire croire en l'indicible.
"Il est temps pour nous tous de pardonner. Il est temps pour nous de guérir, en tant que famille". 
Oublier la guerre mais se souvenir encore et encore des jours heureux avec sa jeune épouse. Jacob n'arrive pas à tourner cette fameuse page. Les attentions de ses parents le révulsent puis il les accepte, vaincu par le fait qu'il ne pourra jamais plus vivre comme avant. Pourtant, lui Jacob Hampton n'était-il pas différent de ceux qui l'ont élevé ? Blackburn le soutient relevant peu à peu les incohérences des propos de Cora. Et si il y avait un plan machiavélique derrière tout cela ?
"Le cœur est capable de contenir tant et tant de choses "
Se dit Blackburn. Il est capable du meilleur comme du pire. Et au sein de la famille Hampton, tous les contrastes sont réunis.

Une tombe pour deux raconte un pacte faustien inqualifiable, justifié par un raisonnement retors et égoïste. L'amour filial a des limites que l'honneur familial contrôle. Cora, la mère de Jacob, est l'incarnation même de la femme asséchée par l'absence de sentiments, prête à tout pour récupérer ce qu'elle croit lui appartenir. Elle s'oppose à la douceur de Naomi, jeune fille à la fois fragile et solide comme un roc, portée par l'amour qu'elle voue au père de son enfant. Et alors que ces deux personnages féminins s'opposent à distance sans jamais se rencontrer, les personnages masculins se heurtent à elles, tels des papillons nuits attirés par la lumière. 
Ron Rash raconte aussi le long chemin de Jacob vers l'indépendance. Il doit s'affranchir de ses liens familiaux pour pouvoir être enfin celui qu'il veut incarner, fier de ses choix et de ses décisions.
Ce sont les personnages qui portent littéralement ce magnifique roman - peut-être selon moi un des meilleurs de l'auteur - Blackburn est la pièce maîtresse, la colonne vertébrale de cette intrigue unique, sans temps mort, porté par les superbes descriptions des paysages de la Caroline du Nord dans les années 50.

Une merveille à découvrir sans tarder.

Ed. Gallimard, collection La Noire, octobre 2024, traduit de l'anglais (USA) par Isabelle Reinharez,  304 pages, 20€
Titre original : The Caretaker