Depuis sa naissance, Paul Sorensen a fait l'expérience de la perte. Sa mère est morte en couches emportant le jumeau de Paul avec elle, tandis que son père, au même moment, était à des kilomètres de là, au restaurant.
"Dans cet enclos familial, dès le début de mon existence, j'ai confusément ressenti que la mort cheminerait toujours à mes côtés, me témoignerait une bienveillance distante, veillerait sur moi à sa façon".
"Parfois, il m'arrive de me dire que je vaux peut-être pas mieux que mon père, ce Thomas Lanski-là. Si tant que son infâme nom fut véritablement le sien".
Paul a repris les rênes de l'entreprise de sa belle-mère qu'il a toujours considéré comme sa mère adoptive. Une entreprise spécialisée dans la conception de housses funéraires, ce n'est pas très gai. Depuis la mort de son chien, il s'enfonce de plus en plus dans la solitude, ruminant le passé tout en se focalisant sur la haine de Thomas Lanski. Alors, quand on lui annonce que ce dernier est décédé, il décide d'entreprendre un acte symbolique qui lui permettra, croit-il, de se libérer de l'emprise de cet être détestable.
Or, tuer un homme déjà déclaré mort est aussi condamné par la loi. Paul est donc condamné et sa peine inclut un suivi psychiatrique. Le voilà donc, au fil des mois, égrener sa vie auprès d'un psychiatre larmoyant à cause d'une maladie des yeux, raconter à un inconnu qui était Thomas Lanski "un explosif instable", "une mutation de virus" qui n'a jamais rien appris de ses carnages successifs. Il a été toute sa vie, l'"écharde virtuelle" de son fils qu'il méprisait mais dont il ne s'est jamais résolu à laisser tranquille.
"Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L'origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n'aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m'ensevelir aux côtés de mon frère".
Comment se construire quand, dès la naissance, on se sent amputé de l'essentiel ? "Ils sont là, dans ma tête, depuis toujours et jusqu'à la fin", raconte Thomas à son psychiatre Guzman. Il se sent comme "verrouillé de l'intérieur", incapable de s'ouvrir aux autres, surtout depuis le décès de Barbara sa belle-mère, la seule qui lui a accordé de l'attention et de l'amour, la seule qui l'a protégé de la folie domestique.
La parole libère, décharge le poids de la conscience. Alors que la ville ruisselle à longueurs de journées, victime du changement climatique en marche, Thomas se confie ouvertement à Guzman qui voit en son patient un cas fascinant. Thomas Lanski n'est plus mais il est là, toujours, tapi dans un coin, attendant son heure...
L'origine des larmes est un roman fascinant à plus d'un titre. Il est à la fois grave et léger, noir et étrange, souvent drôle. Essentiellement construit sur le mode de la confession, c'est le style direct qui dresse le contour de chacun des personnages. C'est très subjectif mais cela explique la haine du personnage principal pour son géniteur dont un de ses amis n'hésitait pas à dire de lui qu'il était "un croisement entre un guépard et une anguille".
Le lecteur plonge dans l'empathie tout en ne comprenant pas pourquoi Paul ne s'est pas préservé plus tôt de l'impensable. Il se sent à la fois proche et éloigné de ce qui se joue, impliqué dans ce qui est raconté, au point de se demander qu'elle aurait été sa réaction s'il avait connu la même histoire. En cela, Jean-Paul Dubois a réussi à faire de sa fiction une histoire vraisemblable car il confronte son lecteur à son propre point de vue.
A ne pas manquer.
Ed. de L'Olivier, mars 2024, 256 pages, 21€