En avril 1991, une jeune femme à qui tout réussissait : beauté, argent, succès professionnel, disparaît dans la nature, laissant une sœur et un père dans l'incompréhension.
Dans la petite ville d'Aurora, dans le quartier cossu de Cayuga Avenue, Marguerite Fulmer s'est envolée et sa vie, trop rangée en apparence, n'a pas permis aux policiers de s'orienter vers une piste quelconque.
Pourtant, Georgene, la sœur, ne veut pas en rester là. Elle considère la disparition de la jeune femme à la fois comme un affront et un drame. On ne disparaît pas comme cela, il y a forcément des indices qui n'ont pas été retenus, et puis n'y a-t-il pas le vide sanitaire de la maison qui ferait une cachette parfaite pour un corps ?
"Et tout ça par la faute de M. qui avait attiré une telle attention sur elle, il fallait toujours qu'elle soit au centre de l'attention, je la détestais et je ne lui pardonnerais jamais".
Quarante-huit indices en quarante-huit chapitres construits en un récit fragmenté faisant du lecteur un détective. Quarante-huit chapitres qui pourraient être autant de fausses pistes que de confessions de ce qui s'est passé ce matin du 11 avril 1991. Quelques suspects y compris la narratrice elle-même, Georgene, sœur jalouse et cyclothymique, à la fois admirative de sa sœur aînée qu' en proie à des pulsions de haine envers elle. Et au milieu de tout cela, un père, persuadé du retour prochain de sa fille, alors qu'au fil des mois, il se rend compte que l'argent ne peut pas tout résoudre.
Marguerite a disparu certes, mais sa présence transpire à chaque page. On croit la voir au détour du regard, on aperçoit son ombre tapie dans le jardin, on sent son odeur dans sa chambre. Même à l'université voisine où elle travaillait, elle a laissé son empreinte artistique au point qu'un de ses collègues, l'étrange peintre Elke, a profité du fait divers pour entreprendre une série de tableaux macabres censés raconter les causes de la disparition de la jeune femme.
En filigrane, et en cela Joyce Carol Oates excelle, c'est le dysfonctionnement familial qui est raconté : la mère emportée par un cancer - comme si de rien n'était - le père obsédé par l'argent et le désir d'en avoir toujours plus et les sœurs qui, finalement, ne partageaient pas grand chose, hormis cette certitude d'appartenir à une classe à part. Incapable de s'affirmer, Georgene s'est vite perçue comme le mouton noir de la famille, travaillant d'arrache-pied à conserver ce statut tout en simulant aux autres l'apparence d'une jeune fille (puis une femme) de caractère.
"Car je crois que 'Georgene Fulmer' avait beaucoup changé depuis le lycée.
De visage et de corps. Moi qui étais jadis faible, je suis désormais aussi robuste qu'un rutabaga".
Il y a un côté hystérique chez elle qui ne présage rien de bon et entrouvre la porte de la possibilité de l'irréparable...
"Maintenant la Princesse va rentrer docilement chez nous comme un petit chien, la queue entre les jambes".
Avec le temps, Marguerite s'est effacée pour devenir M. mais son corps, jamais retrouvé, a empêché toute la famille de tourner la page. Absente et toujours présente à la fois ; pour Georgene c'est une malédiction qui a commencée ce matin-là quand elle a entrevu pour la dernière fois la silhouette de sa sœur dans un miroir.
"Ce qui soulève une ambiguïté : le jeu de miroirs était-il le moyen qui m'avait permis de voir un mystère profond et inexplicable, ou le jeu de miroirs était-il en soi le mystère profond et inexplicable"?
Ce dernier roman de Oates publié en France raconte comme nous nous sentons face à l'inconnu, obligés souvent de chercher des réponses alors qu'il n'y en a pas. La liberté individuelle de chacun se heurte à la volonté de ceux qui veulent comprendre, et le mystère devient un vilain mot qu'il faut bannir. A celle qui n'est plus, on préfère croire qu'elle s'est noyée, sauvée avec un amoureux ou partie vivre une autre vie plutôt que laisser un blanc ou des points de suspension.
"Car la douleur du mystère, c'est que nous nous entons obligés de le résoudre.
Car la frustration du mystère, c'est que nous ne sommes pas toujours capables de le résoudre".
Dès lors on s'engouffre avec délice dans ce "jeu de piste délicieusement féroce" (éditeur), rassemblant au fil des pages les maigres indices qui nous permettent de comprendre (ou pas) ce qui s'est réellement passé ce 11 avril 1991.
Ed. Philippe Rey, mars 2024, traduit de l'anglais (USA) par Christine Auché, 286 pages, 22€
Titre original : 48 Clues into the Disappearance of My Sister.