lundi 6 novembre 2023

Le Déluge

 



"A Ecorcheville, on était en France, mais on n'y était pas tout à fait. On était en principe français, et on ne l'était pas vraiment. A cause de ce fleuve qui la bordait, qui roulait contre sa seule berge humaine sont flot immémorial. A cause de l'Eternité à laquelle Ecorcheville faisait face, on était citoyen d'un non-dit".
A Ecorcheville - plus précisément Ecorcheville-sur-Styx - le maire Bussetin attend avec fébrilité la venue du haut commissaire Ivredeau dépêché en urgence par le gouvernement français. Depuis des semaines, il ne fait que pleuvoir et le fleuve mythologique qui longe la ville est sorti de son lit et menace de tout engloutir.

Pourtant, population et officiels ont l'habitude de ne pas s'affoler trop vite, habitués à des averses de natures diverses, à des créatures mythiques charriées par les eaux du fleuve et conservées amoureusement au musée de tératologie, et à croiser la route de dieux ou déesses.
"Les plaies d'Ecorcheville sont plus diverses et plus nombreuses que les dix plaies d'Egypte dans la Bible". (Coriandre)
Ainsi, la grande fête prévue pour fêter les vingt ans d'Angelina Farewell reste d'actualité. Chez les Propinquor (Esteral et Bussetin aussi) on ne lambine pas avec le protocole et les occasions de montrer sa puissance.
Tandis que l'eau monte inexorablement, Ivredeau (son nom ne s'invente pas !) découvre le folklore de cette ville dystopique dans laquelle l'esclavage existe encore et où vivent en harmonie - enfin on essaye - les êtres humains et les hybrides issus d'amours étranges...
"Vous verrez, Ecorcheville, c'est un peu spécial, un folklore, une ambiance, un esprit très à part, m'a dit le chef de cabinet avant mon départ. Le bon apôtre"! (Ivredeau)
"L'amplitude de la réalité ici n'[est] pas la même qu'en aucun autre endroit du monde". C'est une certitude et il faut faire avec. Vingt ans ont passé depuis que l'ancien maire a tenté en vain de réunir les deux berges de l'Erèbe. Les héros du second tome A cause de l'éternité sont toujours là et sont restés en ville. On ne quitte pas facilement cette enclave fascinante qui nous rappelle constamment notre destinée de pauvre mortel.
"De tous temps, comme sur une frontière disputée, jamais clairement tracée, des signes issus d'un ailleurs mythique sont parvenus à Ecorcheville".

Le signes annonciateurs d'un désastre sont pourtant là : les Harpies hurlantes envahissent la ville laissant une odeur nauséabonde, les Moires (les Parques) déroulent leurs fils en tenant une boutique de prêt-à-porter et le psychiatre de l'institut Ouranos ne cache plus sa véritable identité, Janus, dieu romain des Commencements et des fins. Et toute cette charmante population se retrouve au bal alors qu'on atteint l'acmé des pluies torrentielles.

Or nous sommes à Ecorcheville, dans le tome trois du tryptique commencé dans la fiction un demi-siècle plus tôt dans L'Autre Rive, et donc rien ne se passe normalement. Au milieu de l'enfer annoncé, un espoir : celui de l'angelot tombé du ciel protégé par l'Evêque Propinquor. L'imagerie chrétienne reprend des couleurs tandis que Charon passe les défunts de la catastrophe...

Ce roman (comme les deux précédents d'ailleurs) se lit avec délectation, doucement, pour en saisir toutes les subtilités et les intelligence. Il est d'autant plus brillant qu'il est souvent drôle et Châteaureynaud a su inventer un lieu à la fois comme le nôtre et totalement différent. La mythologie antique servait autrefois à expliquer la nature humaine, ses travers, ses choix, ses peurs. Intégrée dans un univers contemporain, elle nous rappelle notre condition et ravive nos désirs de savoir ce qu'il y a après... Le minotaure Astérion en raconte les secrets à Strabon Martin, le directeur du Musée de tératologie, néanmoins nous en serons rien comme pour nous rappeler que la force de l'imaginaire balaye tout, pour notre plus grand bonheur de lecteur.


La trilogie de l'autre rive, troisième époque

Ed. Grasset, octobre 2023, 384 pages, 24 euros