mardi 16 avril 2024

Magnifique et crépusculaire


Le Gardien du verger est le premier roman de Cormac McCarthy, publié une première fois en 1965. Presque dans la même temporalité que la sortie de l'adaptation graphique de La Route par Manu Larcenet chez Dargaud (dont on ne sort pas indemne tout comme le roman), les Editions de L'Olivier rééditent cette première œuvre en insistant sur le fait que tout ce qui fait l'univers de l'auteur est déjà dans ces premières pages.

Ce qui ressort de cette lecture à la narration dense et parfois complexe, ce sont les passages fulgurants sur les descriptions de la nature environnante et comment notre perception de celle-ci change en fonction de la lumière. La vision d'un cadavre au fond d'un trou prend une dimension poétique à la Rimbaud. C'est presque beau tant la lumière et la nature foisonnante voilent l'absurde position de ce corps dont les yeux voient sans voir ce ciel au bleu limpide.

Et puis, soudain, le vrombissement d'une automobile. Dans les années trente, ce bruit est encore quelque chose d'incongru, qui interpelle. Il vient rompre la communion entre l'homme et les éléments, il fait taire les oiseaux et rend le chat fou. Et à Knoxville, Tennessee, devant l'unique commerce qui vend un peu de tout, on sait à qui appartient cette machine venue tout droit de l'enfer. C'est à Marion Sylder, l'enfant du village revenu de la guerre et qui depuis traficote dans l'alcool de contrebande.
"Il éteignit les phares et il n'y eut plus personne, abolis qu'ils étaient dans la soudaine obscurité".

Il ne se croyait pas meurtrier et pourtant il va commettre l'irréparable et abandonner sa victime, laissant le temps faire le reste.

"Une profonde et inébranlable certitude de la présence du mal, la conviction qui lui faudrait au minimum défendre son bien contre l'homme qui avait déjà pris place à son volant". 


Au milieu de tout, un vieil homme, même lui ne connaît pas son âge, "avec un air de bonté, le calme du sage, antique thaumaturge savourant une vérité favorite", accompagné de son chien famélique presque aussi vieux que lui. Il sent la nature, il connaît tout ce qui se passe autour des montagnes de son modeste abri et personne ne peut lui raconter d'histoires. Alors, quand il découvre le cadavre, il comprend que la plénitude des lieux a pris fin, qu'il va falloir anticiper. Il cache le corps tout en sachant que son action aura des conséquences.
"C'est ainsi que le vieil homme s'en souvenait car il était l'amant des orages".

Il est connu pour être le gardien du verger, car il ramasse les pêches tombées au sol et il bouge sans faire de bruit, se fondant dans la nature.

"Ses pieds le devançaient, désincarnés, plus du tout familiers, flottant à travers les bandes d'ombre (...) Il n'y avait pas d'autre bruit que le contrepoint des grillons".

Un jour, la police s'en mêle, le corps est découvert et le vieil homme sent se refermer sur lui "le cercle des années (...) l'arc ultime de la courbe le ramener à l'origine".

"Il n'y avait rien. Le mort s'était levé et était parti  aucun revenant n'était venu ici pour pleurer sur la dépouille sans sépulture. Il y avait un petit carré de lumière qui glissait de biais sur le mur devant lui et il distinguait sur le ciment les taches de mousse et de moisissure pareil aux continents sur les cartes d'atlas anciens". 

Dans Le Gardien du verger, "on ne [cherche] plus à savoir ce qui a vraiment eu lieu et ce qui n'[est] que rêvé". On a vite l'impression  de se trouver dans une bulle où le temps humain n'a pas de prise sur la nature. C'est elle qui décide et agit sur les actions humaines, car les Hommes ne sont que de passage.

"De ces gens rien ne demeure, aucun avatar, aucun descendant, aucun vestige. Sur les lèvres de l'étrange race qui habite ici désormais leurs noms sont mythe, légende, poussière".

Oui, tout est là. Dès le premier roman Cormac McCarthy impose sa vision du monde à la fois magnifique et crépusculaire, que même la violence des hommes ne peut ternir.

"Une ultime désolation semblait se préparer, comme si après le dernier hiver terrestre une lame d'eau remontait lentement du tréfonds de l'univers".


Ed. de L'Olivier, janvier 2024, traduit de l'anglais (USA) par François Hirsch et Patricia Schaeffer, 304 pages, 12.50€
Titre original : The Orchard Keeper