vendredi 5 avril 2024

"L'autre de nous"


Babysitter aurait pu être le roman sur un tueur en série pédophile, traqué par toute la police de Détroit puisqu'il ne s'attaque qu'à des enfants blancs. Car nous sommes en 1977, et les émeutes raciales de 1967 sont encore dans toutes les têtes.

Mais Babysitter n'est pas un polar, c'est surtout le roman du mariage, de l'ennui qui en découle après quelques années, et ce dans un milieu très favorisé où le paraître est presque aussi important que la vie. De là, le génie de Joyce Carol Oates qui y imbrique des meurtres d'enfants, semant ça et là le doute chez le lecteur et lui impose une lecture attentive (surtout la seconde partie) pour bien comprendre le dénouement.

Hannah Jarrett est le personnage central. Comme les femmes de sa génération mariées à un homme riche, elle ne fait rien de ses journées, sauf conduire ses enfants à l'école pour bien montrer aux autres qu'elle est une mère attentive et aimante. Elle se sent handicapée dan sa relation avec ses petits, elle-même ayant subi dans son enfance un père trop autoritaire et une mère préférant le silence et l'effacement.

"Pas de place dans la vie d'Hannah pour l'inattendu
Chaque journée est un rectangle sur un agenda. Un espace vide à remplir. Chaque espace, une fenêtre munie de barreaux : remontez la fenêtre aussi haut que vous le pouvez et pressez votre visage contre les barreaux, respirez l'air frais en défaillant de plaisir, accrochez-vous à ces barreaux, ils sont là pour enfermer mais aussi pour protéger, quel plaisir de les secouer avec violence en les sachant impossible à briser".

Un soir, lors d'une soirée caritative, elle croise le regard d'un inconnu. Pourtant, elle évolue dans un petit monde de privilégiés où tout le monde se connaît. Quelques paroles, un poignet effleuré et Hannah perd pied lorsqu'il lui envoie un mot pour qu'elle le rejoigne dans une suite d'hôtel.
"Elle aimerait que les enfants soient couchés et Ismelda hors de sa vue dans sa chambre douillette sous les combles en train d'écouter son rock chrétien pour pouvoir être enfin seule, se servir un grand verre de Chardonnay et s'abandonner à une rêverie érotique en pensant à son amant dont elle ne connaît pas (encore) le vrai nom.
Je suis un assassin. C'est moi. Les enfants se pressent contre les jambes de Maman, en adoration".
L'ennui cède la place à la témérité. Et tant pis si elle ne connaît que ses initiales Y.K, et tant pis si il a la fâcheuse manie à lui serrer le cou lors de leurs étreintes. Peu importe, il est son amant, il l'a choisie, elle, Hannah.
"Avec lui. Dans la chambre d'hôtel, prise au piège comme un papillon se cognant les ailes contre une fenêtre fermée".
Dès lors, c'est le tourbillon. Hannah mène une vie parallèle, remplie de secrets, profitant même des événements extérieurs pour se protéger et inventer une agression. Elle vit, enfin !
"Hannah comprend qu'il n'y a pas de vrai mariage sans l'amant. Pas étonnant que le sien ait été aussi incomplet, aussi peu satisfaisant".
Son mari est de plus en plus distant, attachant davantage d'importance aux affaires de meurtres et à leur protection. Hannah est sur un nuage, même si elle sent que Y.K cache des secrets.
"Et quand Hannah lui apportera son café, il lèvera de nouveau la tête, la hochera aimablement, répugnant à quitter du regard la colonne de caractères, pas impoli, absolument pas grossie, simplement indifférent, une sorte de miséricorde".
Elle porte son infidélité comme une armure. Lorsqu'un couple riche et en vue est assassiné, elle ne se sent pas en danger.
"Elle porte son amour, son amant comme une armure.
Il est toujours avec elle, elle est devenue invulnérable, invincible.
Rien ne peut atteindre Hannah qui ne vienne de lui".
L'infidélité est une tombe dans laquelle on peut cacher tout ce qu'on veut. Elle berce aussi d'illusion les personnes fragiles en manque d'affection. Hannah, dans de brefs moments de lucidité, s'en aperçoit mais se sent incapable de combattre :
"Il a évidé son cerveau de ses mains griffues exultantes, tout ce qui est Hannah est annihilé".

Y.K a chassé l'ennui de sa vie, lui a révélé une autre Hannah enfouie au fond d'elle. Il fera ce qu'il veut :

"Sa vie était le lit étroit d'un ruisseau, où l'eau coule maintenant en torrent, submergeant les rives".


Babysitter est formidablement construit. Les personnages sont riches d'une réflexion intime (ah les fameuses phrases en italiques !) et révèlent l'autre Je de chacun.
"L'autre de nous, qui est moi".
Malgré tout, l'aventure d'Hannah est étroitement liée aux meurtres d'enfants à la périphérie de Détroit. Tout s'imbrique grâce une vertigineuse construction narrative dont Oates a le secret.
Tout est pointé du doigt : la haute bourgeoisie, la corruption des forces de police, l'église, le fonctionnement sociétal familiale des années 70, les déviances...

Un grand roman de Joyce Carol Oates assurément.

Ed. Philippe Rey, octobre 2024, traduit de l'anglais (USA) par Claude Seban, 600 pages, 25€