Ces treizième et quatorzième romans sont des exemples d'une caractéristique narrative propre au style de Paul Auster : les récits emboités. Les uns appellent cela des récits gigognes d'autres les récits enchâssés mais dans tous les cas le but est d'offrir, d'une part, une multiplicité de points de vue, et d'autre part, d'embrouiller sciemment le lecteur dans les méandres de la narration pour s'y retrouver à la fin.
Adam Walker et Milles Heller sont tous les deux des anti-héros, jeunes et beaux avec l'avenir devant eux si un événement traumatisant n'était pas devenu un obstacle à leurs ambitions. Pour l'un c'est la rencontre d'un drôle de couple, Margot et Born, pour l'autre, la perte du demi-frère par alliance dont il se sent coupable.
"La vérité, c'est que je n'avais jamais rencontré des gens comme eux, et parce qu'ils m'étaient tous deux parfaitement étrangers, qu'ils me faisaient un effet tellement inhabituel, plus je parlais avec eux, plus ils me semblaient devenir irréels - Comme s'ils avaient été des personnages imaginaires dans une histoire qui se serait passée dans ma tête" (Invisible)
Les trames narratives sont construites autour de ces deux événements et optent tous les deux pour une multiplicité de points de vue, grâce à l'alternance de chapitres, afin de donner au lecteur le recul nécessaire sur la vraisemblance de ce qui s'y joue. Dans Invisible, une histoire de manuscrit donne de l'épaisseur à l'intrigue. Qui est vraiment qui ? Où est la vérité ? Où se cache la fiction ? L'ami-écrivain chargé de mettre en forme les notes du narrateur n'est-il pas finalement qu'un subterfuge narratif ?
Invisible et Sunset Park offrent des décors en adéquation avec les états d'âme des héros. Alors qu'Invisible fait voyager le lecteur en France, Sunset Park reste en Amérique, ouvrant et fermant le roman sur ces maisons abandonnées à cause de la crise des subprimes.
"Il y a quelque chose de mort à cet endroit, trouve-t-il, le vide lugubre de la pauvreté et du dur combat des immigrés, c'est une zone sans banques ni librairies (...) c'est un petit monde à l'écart du monde, et le temps y passe si lentement que peu nombreux sont les gens qui se soucient de porter une montre".
Ces décors sont des faux-semblants, théâtres de vies qui s'y jouent et modèlent les destins. Dans l'un, c'est le meurtre gratuit d'un noir après une tentative de vol, dans l'autre, c'est la fuite pour éviter un odieux chantage. Les personnages tentent de devenir invisibles au yeux des autres pour les préserver et ont des idées bien arrêtées sur le sens de la justice.
"De la poésie à la justice, alors. Justice poétique, si tu veux. car la triste réalité demeure. Il y a beaucoup plus de poésie en ce monde que de justice".
Une chose est sûre, les personnages secondaires donnent de la profondeur à l'ensemble des textes. Sans eux, Adam Walker et Miles Heller auraient peu d'épaisseur, ne sachant pas quoi faire d'eux-mêmes, envisageant même de "se désintégrer". Par leurs délires et leurs extravagances - et on pensera avec affection à Harry Brightman dans Brooklyn Follies (Actes Sud), Born et Bing Nathan donnent du ressort à la narration.
"A force de l'écouter délirer de la sorte, je me sentais prise de pitié pour lui. Aussi affreuse que fut sa vision du monde, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver de la compassion pour un homme qui avait sombré dans un tel pessimisme, qui esquivait si délibérément toute possibilité de trouver chez ses semblables un minimum de miséricorde". (A propos de Born dans Invisible)
" C'est le chevalier de l'indignation, le champion du mécontentement, le pourfendeur militant de la vie contemporaine, et il rêve de forger une réalité nouvelle sur les ruines du monde qui a échoué". (A propos de Bing Nathan dans Sunset Park)
Ces jeux de dupes brouillent les intrigues mais mettent en évidence une théorie portée par Paul Auster et qu'il exprime par l'intermédiaire de la voix de Morris Heller, le père de Miles :
"Nous ne devenons pas plus forts avec les années. L'accumulation de souffrances et de chagrin affaiblit notre capacité à supporter d'autres souffrances et d'autres chagrins".
"La sensation étrange et dérangeante qu'il donnait d'être là et en même temps de ne pas y être" imprime chaque acteur de ces deux romans. Ils visitent ou habitent dans des maisons abandonnées, des hôtels de fortune, ils errent dans les rues de Brooklyn de Paris ou de Floride tentant d'être invisibles à leurs familles, leurs amis et à eux-mêmes. Chacun joue un rôle sans parfois vraiment en être conscients sauf peut-être la mère de Miles, Mary-Lee Swann, actrice connue et reconnue, qui incarne une "Willie splendide" dans une mise en scène de Oh les beaux jours de Beckett. La seule qui accepte d'être en pleine lumière.
Alors que les histoires sont différentes, ces deux romans sont étroitement liés. Paul Auster y excelle dans les faux-semblants et autres subterfuges. On se laisse emporter, on adore se faire berner, on veut juste y croire jusqu'à la fin pour apprécier la virtuosité narrative.
Invisible traduit par Christine Le Boeuf (Actes Sud)
Sunset Park traduit par Pierre Furlan (Actes Sud)