La narratrice est écrivaine, la quarantaine bien marquée. Le refus de son dernier manuscrit par son éditeur est la goutte d'eau.
"Quand tu deviens invisible, tu peux faire des choses horribles, des choses magnifiques, des choses aberrantes. De toute façon personne ne te voit".
"Nous n'étions que de passage, d'autres suivraient, des femmes comme nous, des mères entre deux âges, dociles et appliquées, représentantes anonymes d'une masse anonyme, réduites à une note de bas de page de leur propre vie".
Diplôme en poche, elle est embauchée dans l'institut de Tiffy, au pied des barres d'immeubles de Marzahn, quartier de Berlin gardant encore la marque de l'architecture de l'ancienne RDA.
"Le salaire de Tiffy, c'est d'avoir des clients satisfaits et un cahier de rendez-vous bien rempli".
Ses journées sont rythmées par le trajet en train, puis en bus et surtout par les clients, toujours fidèles, qui viennent et se confient. Car lorsque la narratrice commence à prendre soin des pieds de ses clients, ces derniers se détendent, une bulle de bien-être se met en place et la parole se libère.
Chaque chapitre est une tranche de vie. Âgé ou non, déficient ou pas, considéré à tort comme sénile mais tous ont quelque chose à raconter. C'est succulent car ce sont des souvenirs ou des anecdotes qui défilent. La podologue écoute et dorlote en même temps leurs pieds abîmés par la vie.
"Mais peut-être que parfois la beauté du monde se concentre sur un seule et unique ongle".
Parfois, Tiffy et ses salariées se prennent une journée et partent ensemble pour la journée aux bains pour, à leur tour, se faire dorloter. Ces jours-là, on fait le point et on se rend compte que finalement du chemin a été parcouru et un bien être s'est installé.
"Te souviens-tu de ta crise de la quarantaine ? De ces années troubles, où tu tournais autour de toi-même, sans savoir quoi faire, et la lassitude causée par la monotonie de la nage ? Te souviens-tu de la peur de sombrer au milieu du grand lac, sans bruit ni raison - alors que tu ne distinguais pas la moindre rive, la moindre côte, la moindre berge ? Et tu as disparu de la surface".
Marzahn, mon amour est aussi un hymne à ses habitants qui y vivent souvent seuls depuis des années, n'ayant pas peur malgré tout des étages à gravir et ayant absorbé tous les changements sociétaux.
"Je compose un hymne à Marzahn et ses habitants, à ces gens qui y ont déménagé il y a quarante ans et qui terminent courageusement leur vie avec un déambulateur, un appareil à oxygène et le minimum retraite, qui ne parlent à personne parfois pendant des jours entiers, qui nous vident leur cœur assoiffée quand ils viennent nous voir à l'institut, qui s'abreuvent avec reconnaissance à chaque geste de tendresse et qui sont heureux dans ce lieu où ils ne sont pas considérés comme les débiles de la nation, et que notre Tiffy, notre petite Tiffy, a créé toute seule de ses mains".
La narratrice a soigné aussi son âme. Bientôt quinquagénaire, elle a accepté sa vie, le fait qu'à cet entre-deux âges les femmes sont devenues transparentes. L'essentiel est ailleurs. Elle a construit un nouvel équilibre, fait de rencontres, d'histoires et d'empathie.
Un vrai joli roman.
Ed. Zulma, août 2023, traduit de l'allemand par Valentin René-Jean, 208 pages, 19.50€