"Vous en avez mis du temps, Mikey. J'ai cru que vous ne viendriez jamais. Bienvenue à Canaan".
Il s'est passé quarante ans avant que Michael Miller retrouve Ignatius Donovan, celui qui l'avait recruté pour la CIA à Saigon en 1973. Ce dernier vit en ermite dans le désert, à la frontière mexicaine, territoire qu'il appelle Canaan et dernier lieu où il pourra s'expurger de ses pêchés...
Retour en arrière. Michael, alias Mickey est un gratte papier américain envoyé comme beaucoup d'autres à Saigon pendant la guerre. Là-bas, il se lie d'amitié avec Corley dont l'ambition est de rentrer le plus vite possible chez lui pour épouser sa fiancée et écrire enfin son roman. Mickey n'attend pas grand chose, c'est un contemplatif rompu aux ordres étranges de sa hiérarchie, tellement discret qu'on le recrute pour des missions d'espionnage. Il est si peu important pour les autres que ce sera l'un des derniers évacués de la capitale vietnamienne.
"Quand je pense à Saïgon toutes ces années plus tard, ce n'est donc pas un montage de toutes les réalités politiques et militaire de ce funeste épisode de notre histoire nationale qui s'imposent à moi, mais plutôt une femme qui me demande d'épouser sa fille, de la neige noire tombant d'un ciel bleu sans nuages, le regard d'un prisonnier croisant le mien un bref instant, la silhouette d'un papillon sur un auvent de toile. Douze espions sont partis en Canaan ; dix étaient méchants et deux étaient bons"...
Son amour de la littérature lui permet d'établir des résonances littéraires avec ce qu'il vit et de mettre de la distance sur ce dont il est témoin. Son chef, Ignatius Donovan, est tout autre. Il profite de la situation embrouillée sur le terrain, au point d'y perdre peut-être tout ce qui le caractérisait aux Etats-Unis
"Des versions diminuées de nous-mêmes, bien que nous l'ayons sans doute pas compris et n'ayons pas saisi à quel point nous étions liés dans cet amoindrissement".
De retour au pays, Mickey s'est marié, a continué à travailler pour les services secrets. Mais les questions qu'il n' a jamais posées à Donovan sont toujours en suspens. Un jour, alors qu'il visionne le travail de Corley sur l'immigration clandestine aux Etats-Unis, il reconnaît Donovan. C'est un signe, il décide d'aller à sa rencontre là où il vit dans le désert pour enfin avoir des réponses.
"Le désert où, comme il l'a dit, nous devons tous aller à un moment de notre vie pour nous mettre à l'épreuve".
Ce roman est de toute beauté. Scindé en deux parties, la première est une lente exposition des faits à Saigon pour mieux comprendre la seconde, plus condensée et remplie de fulgurances littéraires. Un espion en Canaan est l'histoire d'une tentative de rédemption. Le voyage de Michael vers le nouveau monde de Donovan est une plongée dans le cœur des ténèbres à la Conrad sauf que Donovan va apparaître comme un anti Kurtz.
"La vie de tous les hommes se termine de la même façon. Seuls les détails sur la manière dont un homme a vécu et dont il est mort le distingue des autres".
Selon Hemingway, Donovan, en revenant au pays, expie ses fautes, ses secrets, ses décisions. Il se rachète, c'est en tout cas ce que veut penser Michael, dans une tentative désespérée d'aider son prochain. Seulement, la peur est toujours au rendez-vous.
"La peur, je connais - elle a été la compagne silencieuse de toute ma vie, toujours refoulée, toujours cachée, et pourtant tapie dans l'ombre, entraperçue par-dessus mon épaule, comme si elle me suivait en secret. Etait-ce la malédiction du premier-né ? J'ai parfois l'impression que c'est le plus grand échec de mon existence, et j'aurais tout donné pour m'en débarrasser".
La peur est l'autre grand sujet du roman. Elle est le double fantôme du narrateur-héros, celle qu'il a appris à apprivoiser avec le temps mais dont il n'arrivera jamais à se débarrasser complètement.
"Je me suis déjà aventuré trop loin dans son monde".
pense Mickey. Il est temps pour lui d'affronter l'avenir et laisser enfin de côté le passé. mais le peut-on vraiment ?
Un espion en Canaan allie à la fois une intrigue forte et une narration superbe mis en valeur par la traduction française de Cécile Arnaud. Ce n'est pas un roman d'espionnage mais plutôt un roman sur la nature humaine, ses blessures, ses failles, ses tentatives d'expiation et ce qui fait sa profondeur. David Park offre un roman entier, parsemé de digressions fulgurantes, dans lequel l'écho religieux remet l'Homme dans un ensemble plus grand.
A découvrir sans tarder !
Ed. La Table ronde, collection Quai Voltaire, janvier 2024, traduit de l'anglais (Irlande) par Cécile Arnaud, 240 pages, 22€
Titre original : Spies in Canaan