Comme mentionné dans un roman précédent, Le livre des illusions, écrit en 2002, l'écriture austérienne n'est qu'une mystification de la réalité. Les apparences sont trompeuses et Brooklyn Follies tente à démontrer à travers son intrigue qu'il ne faut pas faire confiance aux pouvoirs du langage. Seuls les silences remplissent les vides de ce qui n'est pas possible d'écrire.
Brooklyn Folies est un roman souvent malmené. On lui reproche sa superficialité et son hymne voulu aux gens ordinaires. Ce sont les dernières phrases du roman qui donnent toute la dimension à l'intrigue. Auster évoque en quelques mots le 11 septembre et le trauma. Plus rien après ne sera jamais comme avant, alors célébrons les petites choses de notre vie.
"Mais pour l'instant, il était encore huit heures et je marchais dans l'avenue sous ce ciel d'un bleu éclatant, heureux, mes amis, aussi heureux qu'homme le fut jamais en ce monde".
Prenons donc plaisir à suivre les aventures de Nathan Glass, en rémission d'un cancer, à la retraite, en compagnie de son neveu Tom Wood. Au vu de leur passé respectif, les deux hommes aspirent à trouver l'Hôtel Existence où ils pourront y couler des jours heureux. Cet hôtel est à la fois un refuge utopique et un mythe. Peut-il vraiment exister, un complexe architectural comme ils pensent avoir trouvé à un moment, ou un refuge cérébral pour se préserver ?
"C'est à propos des mondes sans existence (...) Une étude des refuges intérieurs, une carte des lieux où vont les hommes quand la vie dans le monde réel n'est plus possible".
Se préserver de quoi ? La vie est faite de faux semblants, d'illusions. D'ailleurs Nathan et Tom en sont les témoins, tous les deux amis avec Harry, dont la richesse émane d'affaires douteuses de contrefaçon. Encore une connexion étrange austérienne. Ces deux là sont en connexion avec un homme tellement loin de leur monde, un mystificateur en chef de la réalité, un créateur d'un nouveau réel qui lui convient le mieux.
Nathan Glass, écrivain en devenir du Livre de la folie humaine, enfin il aimerait pouvoir l'écrire, fait écho avec Mr Blank, anti-héros de Dans le scriptorium, écrit en 2005, enfermé dans un chambre, contraint plus ou moins de lire un manuscrit dont le contenu lui fait peur.
" Ce ne sont que des mots, se dit-il, et depuis quand les mots ont-ils le pouvoir d'inspirer à un homme un effroi quasi mortel" ?
Cet autre roman de Paul Auster marque, à mon avis, un tournant dans son œuvre. La narration lisse et légère qu'on trouvait parfois a complètement disparu pour un ton plus grave, plus compact aussi dans sa structure. Dans le scriptorium est une pause dans l'œuvre austérienne. On y retrouve les personnages manquants des romans précédents qui défilent (ou non) auprès de Blank, grand responsable de leur destin selon toute vraisemblance. La page 52 décrit les photos dont Blank dispose et le lecteur d'Auster y reconnaîtra bon nombre des ses personnages de fiction.
Blank cherche à mettre du sens à sa réalité quotidienne, mais elle se dérobe sans cesse à cause des médicaments croit-il, seulement n'est-elle pas finalement la preuve que réalité et langage sont deux choses différentes ? D'ailleurs le manuscrit - Neverland - qu'il lit, et qui fait écho au Voyage d'Anna Blume est une variation de ce que décide Blank. Il est l'auteur, le mystificateur en chef. Les photos ne mentent pas, l'écriture oui.
"Les photographies ne mentent pas, mais elles ne racontent pas non plus toute l'histoire".
L'écrivain, pourvoyeur de réel, créateur de langage, devient un démiurge. Grâce à lui, ses personnages ont immortels et transmettent la fiction.
"Sans lui, nous ne sommes rien, et le paradoxe, c'est que nous, les chimères du cerveau d'un autre, nous survivrons au cerveau qui nous a fabriqués, car une fois lancés dans le monde, nous continuons à exister à jamais et on continue à raconter nos histoires, même après notre mort".
La conclusion est limpide, peut-être arbitraire, mais simple.
"Quand quelqu'un a la chance de vivre dans une histoire, de vivre dans un monde imaginaire, les peines de ce monde-ci disparaissent. Tant que l'histoire continue, la réalité n'existe plus". (Brooklyn Follies)
La littérature est un refuge, un remède existentiel.
Les deux romans sont traduits par Christine Le Boeuf