"Tout ce qu'il faut c'est que tu sacrifies ta vie pour celle d'un autre.
Cependant, ça ne suffira peut-être pas.
Et tu n'as rien d'autre à donner". (Le Babyphone)
Le postulat est posé et chaque nouvelle en fait la démonstration. Pour exister celui qui est doit laisser la place à celui qui veut être. Dans ce recueil, Oates invite le lecteur à la lisère du fantastique ; on tend vers la limite du "communément acceptable". Chaque personnage est confrontée à un autre soi qui tente de prendre sa place. Cet autre soi existe vraiment ou peut-être fantasmé. Parfois, il prend la forme d'une tumeur qui se développe.
"Par corollaire : ceux qui sont à leur place n'ont aucune idée qu'ils sont à leur place. Car ils n'ont pas idée de ce que c'est que de se sentir à sa place. (Somme nulle)
Dès lors, se pose la question de notre place dans le monde, dans notre société. La solitude prend une place importante et devient souvent la seule compagne de l'individu. La conversation intérieure, très riche chez l'auteure, se substitut à l'autre, faute de mieux. Néanmoins, à force, cette parole s'effiloche.
"La dérive des continents, la dérive du langage La dérive de la signification des mots, qui ne peut être permanente".(Somme nulle)
Oates fait de son personnage un témoin de ce qu'il vit, comme si il se tenait à côté du lecteur. Il observe, incrédule, son autre-moi, son Monstresoeur s'enfoncer de plus en plus profondément dans un labyrinthe sombre, sans aucun fil d'Ariane pour lui permettre de rebrousser chemin. Il faut se sentir déplacé de sa vie pour se rendre compte de toute sa dimension.
"Seuls les déplacés en ont une idée. Car se sentir déplacé affûte autant le cerveau qu'un cimeterre tranchant comme un rasoir, alors qu'être à sa place évoque des créatures aux cous graciles massées dans un enclos, qui broutent, inconscientes". (Somme nulle)
Au fil des pages, on sent que la vision du monde est sombre. Les issues sont peu nombreuses voire inexistantes. Même devenir mère est une épreuve sans précédent. "Le problème, c'est la vie" raconte le narrateur dans Le Suicidé. Et ce qui rend l'ensemble inquiétant, c'est que chaque nouvelle s'inscrit dans un écrin de réalité. Ainsi le postulat de départ ne saurait être mis en doute.
"Mon cerveau s'est détaché de mon corps et m'observe à travers un voile, comme dans une expérience de laboratoire". (Le froid)
L'anormalité prend des airs de normalité si bien qu'on ne s'étonne plus. La perte du sommeil, la jumelle qui grandit, le bébé perdu qui hante sa mère, nous troublent et nous interrogent sur ce qu'on est prêt à accepter comme normal.
"Comment l'horrible-monstrueux devient, en quelque temps, particulièrement si on en fait l'expérience au fil des jours et des heures, dans un espace familier et délimité comme un foyer familial, normal".(Monstresoeur)
A travers ces histoires, Oates crée un monde d'obsessions, parfois à la lisière de la folie, symptomatiques d'une société contemporaine en déroute. Son écriture en est les symptômes.
Ed. Philippe Rey, octobre 2023, traduction de l'anglais (USA) par Christine Auché, 345 pages, 22.50€
Titre original : Zero-Sum
Recueil de nouvelles