vendredi 24 novembre 2023

FRAGMENTS D'ETUDE : PAUL AUSTER (5) Le sens de la quête


Le sens de la quête chez Paul auster

Ce n'est pas la première fois que Paul Auster utilise les ressorts du roman policier pour bâtir son intrigue mais avec ces deux romans post 11 septembre : Le Livre des illusions (2002) et La Nuit de l'oracle (2003)- traduits en français par Christine Le Boeuf pour Actes Sud - l'auteur américain insiste tout particulièrement en n'hésitant pas à enchâsser les histoires dans l'histoires faisant de l'intrigue principale un roman à énigme où la quête est le thème central. D'ailleurs, dans le dernier titre cité, les notes de bas de page sont légions et crée une histoire dans l'histoire...

Que ce soit en anglais ou en français les titres des deux œuvres renvoient au vécu et à l'avenir : l'illusion de ce qu'on a été, de ce qu'on est, de ce qu'on va devenir. D'ailleurs, leurs incipit renforcent cette idée :"Je relevais d'une longue maladie"  dans La Nuit de l'oracle dans laquelle Sidney Orr rentre chez lui convalescent et "Tout le monde le croyait mort" à propos du cinéaste muet des années vingt Hector Mann dans Le Livre des illusions. Rien n'est jamais définitif et à partir de là le lecteur devient le double enquêteur du personnage principal.

"Le futur était déjà en moi et je me préparais aux désastres à venir".

David Zimmer et Sidney Orr sont des hommes en reconstruction. L'un a perdu sa famille dans un crash d'avion et l'autre se remet d'une maladie qui a mis sa carrière littéraire entre parenthèses.  Ils ont le point commun que ce sont les mots qui vont les aider à affronter le présent : David va écrire une biographie d'un cinéaste muet disparu de la circulation à la fin des années vingt tandis que Sid, ayant acheté un carnet dans une étrange boutique de papeterie, remplit frénétiquement les pages de ce dernier sans se rendre compte de ce qui se passe autour de lui.

"Parce que la lecture du manuscrit nécessite une reddition totale, une attention sans faille du corps comme de l'esprit, il lui est possible, lorsqu'il se perd dans les pages du roman, d'oublier qui il était". (La Nuit de l'oracle)

On est vraiment à l'intérieur de l'univers typiquement austérien. Les quêtes des personnages sont tellement puissantes qu'elles effacent leur réalité. Ainsi on lit des passages sidérants où Orr, tellement concentré dans son manuscrit, ne se rappelle plus si son épouse est rentrée ou s'il a mangé ! Zimmer, quant à lui, décide de traduire les Mémoires d'Outre Tombe de Chateaubriand.

"La seule personne avec qui je savais encore me comporter c'était moi-même - mais je n'étais plus vraiment quelqu'un, je n'étais plus vraiment vivant. J'étais juste un type qui faisait semblant de vivre, un mort qui passait ses journées à traduire le livre d'un mort".(Le Livre des illusions)

Dès lors, on peut se demander si ses quêtes ne sont pas finalement des refuges pour s'éloigner d'une réalité dérangeante. Orr ne veut pas croire que son épouse le trompe et Zimmer que les recherches de sa vie vont être détruites par les flammes.

"Il s'agissait de fabriquer quelque chose afin de le détruire. C'était ça, l'œuvre, et tant que toute trace de l'œuvre n'aurait pas été détruite, l'œuvre n'existerait pas. Elle ne commencerait à exister  qu'au moment de son anéantissement".(Le Livre des Illusions)

Tout est question d'illusion et de création pour oublier le passé. La Nuit de l'oracle est aussi le titre que Sidney Orr devait publier, mais l'histoire laisse le personnage bloqué dans un abri souterrain, 

"Bowen ne lit pas La Nuit de l'oracle parce qu'il cherche à être ému ou distrait, et il ne se plonge pas dans le roman afin de remettre à plus tard la décision à prendre quant à ce qu'il va faire. Il sait ce qu'il a à faire, et le livre est le seul moyen à sa portée pour y arriver. Il doit s'entraîner à ne pas penser au passé. Voilà la clé de toute la folle aventure qui a débuté pour lui".

tandis que Zimmer se débat contre les affres de la traduction littéraire,

"Traduire, c'est un peu comme pelleter du charbon. Vous le ramassez et vous le lancez dans la fournaise. Chaque morceau de charbon est un mot ; chaque pelletée une nouvelle phrase, et si vous avez le dos assez solide et une vitalité suffisante pour vous y tenir huit ou dix heures durant, vous pouvez entretenir un feu ronflant".

Dans ces deux romans, Paul Auster confronte ses héros à une impasse. Ils sont au bord du vide et n'arrivent pas à appréhender la suite des événements. On sait que Paul Auster a expliqué que les attentats du 11 septembre l'ont marqué et empêché d'écrire pendant quelque temps. Or, ces deux livres sont post 11 septembre. Peut-être que écrire sur la perte, le vide et l'impasse  explique métaphoriquement son ressenti après les événements. Cependant, comme à chaque fois, il se sert de l'écriture comme un formidable levier d'imagination et transporte le lecteur dans une intrigue véritablement austérienne.