mardi 10 octobre 2023

Terre de misères

 


Pour "Hernando de Soto de l'Ordre de Santiago, dont la pureté de sang a été certifiée, gouverneur de Cuba et marquis de La Florida, vétéran du Pérou et du Nicaragua", cela aurait dû être une promenade de santé. Pour ce conquérant aguerri, prendre possession d'une nouvelle terre telle que La Florida, c'est aussi prendre possession de l'or potentiel qui s'y trouve et qui fera de lui un homme riche. 

"Dans ce monde, arriver est suffisant. La seule chose qui reste à faire, c'est prendre".

D'ailleurs il a déjà prévu d'y fonder une ville à son nom qui abritera son futur mausolée.

"Je veux être plus proche de l'or, dit de Soto. Je veux le devenir, je veux le respirer, le regarder s'écouler en gouttelettes de mon corps".

Sauf que la conquête va se transformer en véritable bourbier pendant quatre longues années. de l'or, il n'y en point et La Florida est une vaste étendue de marécages, de déserts humides et de villages le plus souvent déserts. Les autochtones sont rapides, invisibles et n'ont pas peur de se battre. Celles et ceux qui se font prendre deviennent des esclaves, sont jetés en pâture aux chiens ou sont violés par une armée qui crève de faim. Au fil du temps, de Soto, représentant du roi Charles V, n'est plus qu'un conquérant en guenilles, sans or, avide de sang, comme si la vie des indigènes allait compenser ses erreurs successives. 

"Rouer, écarteler et démembrer, pendre, brûler vif, jeter en pâture aux chiens, noyer, affamer, mutiler, infliger le supplice de la grande cale, réduire un homme en lambeaux, quel genre d'esprit permet à tout ceci de devenir réalité"?

Vasco, son aide de camp, n'hésite pas à lui reprocher.

 "Il sait qu'il n'y a pas d'or, il sait que de Soto va échouer, il sait que La Florida est une contrée misérable sans la moindre richesse. Mais il croyait sincèrement qu'il y aurait des esclaves, des villages entiers à capturer sans difficulté".

Pourtant David Vann ne se contente pas d'écrire sur ce fiasco. Il alterne les chapitres avec une autre histoire, mythique cette fois-ci, celle de la nation cherokee, dont il est issu. Selon ces indiens, le monde a été construit par la lutte fratricide entre deux frères, un de sang et un né de l'eau et du sang de cerf, l'Enfant Sauvage.

"Ils dorment avec leur fils entre eux, afin de le protéger. Ils sont installés dans cet endroit, ils le connaissent et ils y sont chez eux. C'est le pays cherokee, à l'époque où le monde est encore neuf, où la terre humide sèche encore".

C'est le fils de ce couple de nomades cherokee qui va suivre, malgré lui, ce nouveau frère bien encombrant dont les actes poseront les lois de leur communauté.

Alors, quand de Soto arrive en terre cherokee, affublé de son traducteur et captif Ortiz, un espagnol qui a vécu pendant douze ans avec les indigènes, il ignore les traditions de ce peuple, dirigé par une femme et dont l'histoire remonte à la nuit des temps.

"La vie des hommes est trop courte, ils sont trop faibles et le monde est trop vaste".

Cela fait maintenant quatre longues années que son armée et lui tournent en rond, incapables de rebrousser chemin. Trop orgueilleux, de Soto refuse de s'avouer vaincu.

"De Soto n'a pas trouvé d'or, il n'a fourni que peu de nourriture et de femmes, mais il a généré une souffrance presque constante depuis leur arrivée à La Florida, un grand nombre de blessures et de morts, et rien n'échappe aux hommes".

En 1542, force est de constater que "voilà de quoi se compose La Florida. De la pourriture et du sable et de l'eau".

David Vann nous avait habitué aux romans où il est invariablement question du père, lui qui a perdu le sien lorsqu'il était adolescent en mettant fin à ses jours. Pourtant dans L'Obscure clarté de l'air (Gallmeister, 2017) qui raconte l'équipée vengeresse de Médée, la barbarie y figurait déjà. 

La Contrée obscure raconte ses origines, celui du peuple cherokee et l'alternance de chapitres dévoile à quel point ces deux peuples, d'un côté les espagnols et de l'autre les indiens, sont incapables de s'entendre mais ont en commun la violence et le deuil. David Vann reste un conteur hors pair qui ne laisse rien de côté, quitte à nous décrire parfois l'impensable. Pour celles et ceux qui connaissent son œuvre romanesque, certains prétendront qu'il a fait avec ce roman un pas de côté. N'empêche qu'en y regardant de plus près, on reste dans les thème des origines et de la transmission, si chers à l'auteur.

Ed. Gallmeister, août 2023, traduit de l'anglais (USA) par Laura Derajinski, 512 pages, 26€

Titre original : The Darkening Land