mardi 17 octobre 2023

Que ma joie demeure


La littérature, les livres, sauvent de tout, ou presque. C'est en tout cas le leitmotiv du nouveau roman de Louise Erdrich qui raconte l'histoire d'une femme d'origine amérindienne, Tookie, qui doit sa nouvelle vie grâce aux livres.

Tookie n'a pas failli au déterminisme social annoncé. Elle a grandi seule avec une mère droguée ou saoûle dans des taudis. Adulte, elle a pris le même chemin, vivant de combines et c'en est une qui l'a envoyée en prison pour recel de cadavres. Là, une de ses anciens professeurs, Jackie, lui a envoyé un dictionnaire qui devint vite l'ancre pour ne pas perdre pied. D'ailleurs le premier mot qu'elle voulut comprendre fut la sentence...

"En prison, à l'heure actuelle, ce sont les Indiens qui purgent les peines les plus lourdes. J'adore les statistiques parce qu'elles placent ce qui arrive à une rognure d'humanité comme moi sur une échelle planétaire".

A sa sortie, Tookie se vit proposer un emploi dans la librairie de Louise (clin d'oeil de l'autrice qui est propriétaire elle-même d'une librairie) spécialisée en littérature autotochtone. Ce fut son salut. La jeune femme reprend le droit chemin, se marie avec Pollux, ancien policier de réserve et garant des cultes et rituels amérindiens, et devient une lectrice assidue. La librairie devient sa seconde maison.

"Plus qu'un simple endroit, c'était un noyau, une mission, une œuvre d'art, une vocation, une folie sacrée, une dose d'excentricité, un groupe en perpétuelle évolution et reconfiguration mais dont les membres, tous des gens bien, avaient profondément à cœur la même chose : les livres".

Et puis un jour, une cliente régulière décède et décide de hanter les lieux.

"Flora est décédée le 2 novembre, le jour de la fête des Morts, quand l'étoffe qui sépare les mondes est fine comme du papier de soie et se déchire facilement. Depuis, elle vient tous les matins".

On pourrait croire que le roman va prendre une étrange direction et vriller vers le genre fantastique en proposant une trame somme toute assez bancale. Et bien non, c'est tout le contraire. Flora le fantôme est un prétexte littéraire pour raconter tous les paradoxes des communautés qui vivent dans une même ville et ne partagent pas les mêmes croyances. Les autochtones, longtemps bafoués, gardent leurs traditions ancrées en eux et les transmettent. Et un de leur moyen de transmission sont les livres que Tookie et ses collègues conseillent et vendent.

"Rien ne fait plus plaisir à Penstemon que tendre un livre qu'elle aime à quelqu'un qui veut le lire. Je suis pareille. On pourrait dire que ça nous ravit, même si ravir est un mot que j'emploie peu. Le ravissement manque de consistance; le bonheur a plus d'assise; l'extase est ce que je vise; la satisfaction, ce qu'il y a de plus dur à atteindre".

Tenir une librairie à l'ère d'Internet est une gageure. En plus de l'épidémie de Covid, Minneapolis (Minnesota) connaît un épisode dramatique avec la mort violente de George Floyd tué par un policier.

"On aurait dit que tout ici se cassait : les fenêtres, les pare-brises, les cœurs, les poumons, les crânes. Cette ville avait beau être un bastion bleu, progressiste, dans un océan de rouge, c'était aussi une ville de quartiers historiquement compartimentés et de vieilles haines tenaces dont la trace, invisible aux populations aisées et bien portantes, s'imposait jusqu'à l'asphyxie aux malades et aux exploités". 

La famille de Tookie, ses collègues et la librairie seront intimement impactées par ce drame. Paradoxalement, le magasin va connaître ses plus belles heures d'affluence, comme si la population abasourdie comprenait que les livres sont des refuges sûrs contre l'adversité.

Pendant ce temps, Tookie tente de tenir le cap tout en luttant contre ses vieux démons de jeunesse...

Il n'est pas facile d'écrire un article sur La Sentence, tant la structure un peu floue au départ devient lumineuse par la suite. Louise Erdrich ne s'éparpille pas et se sert de l'actualité pour raconter le quotidien d'une librairie, qui, comme beaucoup d'entre elles selon les légendes urbaines, sont hantées, mais pas par n'importe qui. Flora, la cliente devenue fantôme symbolise à elle seule toute la complexité de la mentalité de Minneapolis à la fois progressiste et compartimentée. 

Comme toujours, dans l'œuvre conséquente de l'autrice, la question amérindienne est cœur du roman, donnant ainsi une voix et une résonnance à ceux que les américains ont choisi pendant longtemps de ne pas écouter.

La Sentence est un très bon roman à plus d'un titre, qui sort des sentiers battus et apporte un peu d'audace dans cette rentrée littéraire. Le bonheur est possible et les livres y sont pour quelque chose.

Ed. Albin Michel, collection Terres d'Amérique, septembre 2023, traduit de l'anglais (USA) par Sarah Gurcel, 448 pages, 23.90€