Qu'est-il arrivé à Julie Rouane ce soir de juillet 1994 ? Pas d'indices, pas de corps mais une certitude : elle s'est volatilisée au bord du Hatchmere Lake non loin de chez elle. Depuis, vingt ans après, la famille désunie, vit avec le souvenir de l'adolescente. Le père, à force de la chercher et d'explorer toutes les pistes possibles, est mort d'épuisement. La mère a éloigné d'elle cette affreuse histoire et a continué à vivre avec Selena, la cadette. Adulte, Selena a pris du recul par rapport à cette disparition et analyse ses relations avec son aînée d'abord fusionnelles puis étrangement éloignées.
"Il y avait eu les années de leur coexistence, et puis la fracture - l'éclatante exclusion, comme si leur intimité n'avait été que du vent, n'avait jamais existé"Ce qu'elle garde de ses années, hormis le sentiment de perte, c'est l'impossibilité de construire sa vie dans la stabilité. Selena n'arrive pas à se poser et se projeter dans le temps.
"La perte de Julie lui avait rendu la permanence suspecte ; elle avait peur de s'y intégrer, et elle doutait même de son existence".
Dans sa vie, des lacunes s'accumulent mais elle rejette ce que les psychologues appellent "la culpabilité du survivant". Julie n'est plus là depuis longtemps mais ni ses parents ni elle n'en est responsable. Et puis un jour, vingt ans après, une voix au téléphone :
"Cette voix, elle la connaissait. La voix de quelqu'un qui revient de loin, se dit-elle. Un écho montant à travers les brumes du temps, un souvenir qu'on n'arrive pas tout à fait à saisir, mais qui tourne en rond dans votre tête comme un fantôme captif. Elle".
Est-ce vraiment Julie ? Une voix, puis une rencontre, puis deux, puis plusieurs et le sentiment de départ qu'il s'agissait peut-être d'une autre femme s'efface au profit de la certitude.
"Selena ne pouvait s'empêcher de soupçonner que la nouvelle intimité entre elle et Julie était un phénomène de surface, une sorte de photocopie au lieu de l'original".
Cette jeune femme est bien sa sœur, l'adolescente qui avait une peur bleue des trous noirs avec qui elle avait visionné tant de fois le premier film de Peter Weir, Picnic at Hanging Rock (1975), qui fait cruellement écho à son histoire aujourd'hui...
Selena devient alors la première et l'unique personne à qui Julie va confier son incroyable histoire dont la seul preuve est un pendentif étrange qui sera certifié d'origine extra-terrestre, et dont le thème central est la possibilité de l'existence d'une fracture de l'espace-temps.
"Une fracture, une faille - un transept, une sorte de pore surdimensionné dans le vide entre la Terre et Tristane qui permet à des objets et, occasionnellement, à des personnes de passer instantanément d'une planète à l'autre".
Nina Allan propose plusieurs dimensions à son roman car la fracture n'est pas un phénomène unique. On peut parler de plusieurs fractures, qu'elle soient scientifiques ou psychologiques. La disparition inexpliquée d'un être aimé impose ce genre d'effondrement psychique, un véritable trou noir émotionnel avec lequel on doit apprendre à survivre. De manière plus fantastique, la fracture devient un élément fictionnel, la possibilité de l'existence d'une autre planète (Tristane) dans une autre galaxie (Aww) qu'on peut atteindre par une faille de l'espace temps.
L'autrice interpelle aussi la place de la folie dans ce roman et la difficulté à croire l'impensable. Vaut-il mieux continuer à vivre dans le déni et ses certitudes que d'affronter une vérité incroyablement folle ? A travers le témoignage de divers personnages ayant côtoyé Julie, le lecteur est amené à s'interroger sur l'état mental de la jeune femme qui "avait souvent donné l'impression d'être effacée de la réalité, dans une sorte d'état de transe".
Ed. 10/18, mars 2021, traduit de l'anglais (GB) par Bernard Sigaud, 456 pages, 9.20€
Titre original : The Rift
Ed. Tristram (broché), août 2019, traduit de l'anglais (GB) par Bernard Sigaud, 403 pages, 23.90€