mardi 26 septembre 2023

Expropriation

 



Quand Sarah a quitté le domicile conjugal, elle avait prévenu son époux que ce ne serait que pour quelques semaines, histoire de remettre de l'ordre dans ses pensées. Alors elle a déménagé le peu qu'elle possédait dans l'Audi familiale pour un modeste appartement en périphérie de Dijon.
"Suzanne lui crie sa souffrance et son mari s'éloigne, prend peur. Ils sont sur deux planètes. Elle a l'impression de faire seule cette immense traversée".
Pourtant, Sarah possède tout pour être heureuse : la santé est revenue après un cancer du sein, de l'argent, un mari fidèle et deux adolescents qu'elle adore. Seulement, en y réfléchissant davantage ce bonheur est friable : sa moitié n'a pas été bien présente quand elle luttait contre la maladie, chaque soir elle se retrouve seule avec les enfants car il s'isole dans son bureau, et puis, last but not least, elle vient de se rendre compte que, mariée sous le régime de la séparation de biens, elle n'est pas pleinement propriétaire de leur luxueux appartement...
"Aucune personne sensible ne peut vivre comme ça dans ce simulacre de vie amoureuse".
Les semaines prévues se sont transformées en mois, le mari et les enfants s'éloignant d'elle inéluctablement. 
"Elle n'existe plus. Elle leur est complètement sortie de l'esprit.

Comment peut-on disparaître aussi vite de la vie de ceux que l'on aime"? 

Sarah a décidé de contacter un écrivain qu'elle admire, jugeant que son histoire personnelle pourrait être la trame d'une fiction. C'est ainsi que Sarah va devenir Suzanne dans ce roman en construction. L'auteur va s'inspirer de la vie de Sarah pour en écrire une autre, ressemblante certes mais différente. Ainsi le lecteur découvre le work in progress et parfois s'y perd entre la réalité et la fiction. Lit-on le récit de Sarah ou l'histoire de Suzanne ? Toutes les deux cherchent à être à leur juste place et souffrent du rejet des leurs Pour oublier un temps ce qu'elle vit, Suzanne achète un tableau qui la subjugue et s'y perd à le contempler pendant des heures au point d'accomplir un acte fou pour se l'approprier.

Dès lors, on peut se poser la question de la frontière entre la vie et la fiction. Pourtant, nous sommes dans un roman et donc la vie de Sarah est bien intrinsèquement une fiction. Sauf qu'Eric Reinhardt explique dans ses entretiens que le point de départ de son roman est réel, tout est parti d'un mail reçu...
"Sarah n'aurait su quel nom donner à sa vie dans la maison lugubre, une vie qui n'était pas sa vie réelle. Le mot expropriation lui venait à l'esprit. Le mot transitoire. Elle vivait dans un état transitoire d'expropriation. D'attente. De suspension".

Parfois, quelques digressions ralentissent nettement le cours du roman comme si l'auteur prenait le temps d'aborder un autre sujet qui lui tient à cœur. La réussite du roman vient du fait que Sarah et Suzanne sont complémentaires, entières et à fleur de peau. La scène décrivant Suzanne cachée derrière un arbre en bas de chez elle un soir pour regarder ses enfants et son mari dans leur appartement est à briser le cœur des plus insensibles. 
"Elle s'était condamnée à la fonction de spectatrice".
On pourrait penser que Sarah, Suzanne est l'écrivain est la descente aux enfers d'une femme "empêchée" qui voulait faire réagir son mari pour vivre autre chose avec lui. C'est surtout un récit sur le pouvoir de la fiction et de l'imagination, sur la possibilité d'une autre voie que celle prise et suivie. On croit connaître ceux avec qui ont vit intimement pour finir par se rendre compte qu'ils sont aussi des étrangers. Peu à peu, Sarah n'a plus que cette vie d'emprunt qu'elle croyait transitoire.
"De présent, d'aimant, de lumineux, son visage était devenu complètement absent. Il s'était éloigné. Et ce dézoom humain l'avait glacée, cet absence inéluctable, impossible à ralentir, malgré les phrases qu'elle lui lançait".
D'un point de vue cinématographique, ce roman fait penser à Mulholland Drive, le film de David Lynch paru en 2001. La frontière entre le vécu et le fantasmé est ténue, parfois les deux se confondent.
Finalement Eric Reinhardt raconte la vie d'une femme "au cœur trop exigeant, usé par l'espérance" dont le seul territoire est devenu "son monde intérieur", qui vit avec " la honte de s'être trompée".

Ed. Gallimard, collection La Blanche, août 2023, 432 pages, 22€