VILLE ET ECRITURE
"Plus les besoins sont réduits, mieux on se porte. C'est ce que la ville te fait. Elle te met les pensées à l'envers. Elle te donne envie de vivre en même temps qu'elle essaie de te prendre la vie. C'est quelque chose dont on ne sort pas".
Tels sont les propos d'Anna Blume dans sa lettre à un ami qui vit loin dans un lieu qu'elle ne pourra jamais plus rejoindre. Car, pour retrouver son frère disparu, Anna a fait le choix de se rendre dans une ville d'où on ne peut plus ressortir, un endroit où toutes nos certitudes et habitudes citadines n'ont plus cours, un endroit qui respire l'apocalypse.
"La traversée a duré dix jours et j'étais la seule passagère (...) Nous sommes arrivés à la ville pendant la nuit et c'est seulement à cet instant-là que j'ai commencé à ressentir un peu de panique. Le rivage était complètement noir, sans aucune lumière nulle part, et on avait l'impression d'entrer dans un monde invisible, un endroit où seuls des aveugles vivaient".(Le voyage d'Anna Blume)
Le milieu urbain devient un lieu de tous les dangers. Ce n'est pas seulement concret dans Au pays des choses dernières, cela l'est aussi dans d'autres textes austériens, notamment Léviathan. New-York a une telle influence sur Benjamin Sachs qu'il se sent obligé de se réfugier à la campagne. En ville, tout va trop vite pour lui, il n'y trouve plus la sérénité pour écrire un nouveau roman après Le Nouveau Colosse. La Statue de la Liberté représente à ses yeux ce qu'il fuit. Peu à peu, il perd pied. Désormais, ses voyages sont symboliques. Ce sont des autoroutes cérébrales, des gratte-ciel de réflexion sur l'existence et l'écriture de Léviathan
"En quinze ans, Sachs a voyagé d'un bout à l'autre de lui-même, et quand il a enfin atteint ce lieu ultime, je me demande s'il savait encore qui il était. Une telle distance avait alors été parcourue, il n'est pas possible qu'il se soit rappelé où il avait commencé". (Léviathan)
Benjamin Sachs et Anna Blume sont complémentaires. Ils comptent sur l'écriture pour se libérer de leurs chaines. Ils ne sont plus les prisonniers de la ville. Les mots, les phrases, les textes sont des témoignages qui leur survivront. Ils incarnent l'espérance même quand cela ne semble plus possible.
"Mais lorsque l'espérance s'est enfuie, lorsqu'on découvre qu'on a même cessé d'espérer que l'espérance soit possible, on a tendance à remplir les espaces vides par des rêves, des petites pensées enfantines et des histoires qui aident à tenir".(Le voyage d'Anna Blume)
(...)"Les mots ne permettent pas ce genre de choses. Plus on s'approche de la fin, plus il y a de choses à dire. La fin n'est qu'imaginaire, c'est une destination qu'on s'invente pour continuer à avancer, mais il arrive un moment où on se rend compte qu'on n'y parviendra jamais". (Le voyage d'Anna Blume)
C'est un phénomène qui les dépasse et dont ils tentent de s'approprier avec leurs maigres moyens. Anna écrit pour ne pas devenir folle, pour ne pas être engloutie comme tant d'autres avant elles. Elle compte fuir la ville qui n'en est plus une, ravagée semble-t-il par une apocalypse qui l'a isolée du reste du monde. Sachs, lui, est fasciné par l'outil de destruction ultime.
"Sachs parlait souvent de la bombe. Elle représentait pour lui un fait central de l'univers, une ultime démarcation de l'esprit, et à ses yeux elle nous séparait de toutes les autres générations de l'histoire. Dès lors que nous avions acquis la capacité de nous détruire nous-mêmes, la notion même de vie humaine était modifiée".
En lisant ces deux romans, on a l'impression d'un avant et d'un après alors que les deux textes ne sont pas liés hormis par la puissance de leurs héros. Quand, dans Leviathan, Peter Aaron raconte Sachs, on pourrait utiliser ces mots pour décrire Anna.
"Sachs était devenu un trou dans l'univers. Il n'était plus seulement mon ami disparu, il était un symptôme de mon ignorance en toutes choses, un emblème de l'inconnaissable".
Tous deux croisent des personnages curieux qui vont donner de la profondeur à leurs caractères. Ils ont voyagé au bout d'eux-mêmes et sont arrivés à un point critique où il est impossible de revenir en arrière. Enfin, tous deux écrivent pour avoir encore l'impression d'être vivant sans pour autant bien comprendre toute la portée de leurs mots.
"Les livres naissent de l'ignorance, et s'ils continuent à vivre après avoir été écrits, ce n'est que dans la mesure où on ne peut les comprendre".(Léviathan)
Paul Auster est un écrivain citadin et ces deux romans témoignent à quel point la notion de ville est importante dans son œuvre. A la fois lieu de liberté et d'oppression, lieu de création et de vide, lieu de solitude et de rencontres, la ville EST l'endroit de toutes les contradictions.
Leviathan et Le Voyage d'Anna Blume sont tous les deux parus en poche chez Actes Sud, collection Babel et traduits par Christine Le Boeuf et Patrick Ferragut