vendredi 8 septembre 2023

FRAGMENTS D'ETUDE : PAUL AUSTER (2) Aux confins de la solitude

 

Aux confins de la solitude



Ils sont jeunes, ont la vie devant eux mais un changement perceptible de leur équilibre familial les entraîne vers un chaos qu'ils auront choisi. Marcus Stanley Fogg (rien que ce nom mériterait une étude !) est orphelin. Il n'a jamais connu son père, sa mère est morte et son oncle qui l'a élevé vient de mourir, ne lui léguant que des cartons remplis de livres. Jim Nashe lui, pompier de son état s'est retrouvé seul avec sa gamine depuis la fuite de son épouse. Incapable de s'en occuper, il confie l'enfant à sa sœur.

Tandis que l'un n'a pas d'argent, contraint de vendre son leg pour survivre, l'autre a hérité d'une coquette somme qui lui permet de prendre les congés qu'il n'a jamais pu se permettre.

Chez Paul Auster, l'argent est un moyen, pas une fin en soi. Les extrêmes ne sont jamais bon : la grande pauvreté provoque l'effacement, la richesse altère le discernement. Le juste milieu n'est qu'un ersatz de vie. Ses héros sont tous issus d'une classe moyenne, incapables de se projeter dans l'avenir. Alors pour surmonter le quotidien, chacun trouve une alternative : Marcus se rassure en voyant le néon du restaurant Moon Palace pas loin de chez lui et Nashe pense qu'en parcourant le pays à bord de sa Saab rouge, il trouvera la paix en dépensant son héritage.

"Nashe n'avait aucun projet particulier. Tout au plus envisageait-il de se laisser flotter pendant un certain temps, de voyager d'un endroit à un autre et de voir ce qui arriverait". (La Musique du hasard)

Plus Marcus sombre dans l'indigence, plus il devient spectateur de sa propre précarité, devenant peu à peu invisible aux yeux des autres jusqu'à ce qu'il soit secouru par son copain de fac et sa future petite amie.

"J'essayais de me séparer de mon corps, de contourner mon dilemme en me persuadant qu'il n'existait pas". (Moon Palace)

Dans les deux romans l'argent est l'instrument de la dépossession. On n'est rien sans lui mais son manque permet de faire l'expérience de la solitude. S'enfoncer dans le dénuement pour ensuite renaître et se réinventer. Cependant tout cela laisse des traces, à l'exemple de la vie d'Effing, le vieux millionnaire qui a embauché Marcus pour lui faire la lecture et le promener.

"Il était descendu dans la solitude à une telle profondeur qu'il n'avait plus besoin de distractions. Bien que cela lui parût presque inimaginable, le monde petit à petit lui était devenu suffisant".(Moon Palace)


"Plus coupé du monde que jamais, il avait parfois l'impression que quelque chose s'écroulait en lui, comme si le sol sous ses pieds avait cédé peu à peu, s'effondrant sous la pression de la solitude". (La Musique du hasard)

Jadis Johan Barber, Effing a vécu en ermite plusieurs mois dans le désert, avant de revenir à la vie sous une autre identité avec des milliers de dollars en poche.

Riche ou pas, la solitude a un profond désintérêt pour l'argent. Quand on se coupe du monde, les billets de banque ne servent à rien. On commence à vivre dans une réalité alternative, une vie de fiction comme dans les romans. Nashe construit un mur pour se libérer de ses dettes de jeu, tandis que Marcus reprend des études pour devenir bibliothécaire.

"Les bibliothèques ne sont pas le monde réel, après tout. Ce sont des lieux à part, des sanctuaires de la pensée pure. Comme ça je pourrais continuer à vivre dans la lune pour le restant de mes jours".

Dans chaque roman il apparaît in fine que la solitude est une impasse. L'être humain n'est pas fait pour vivre éternellement seul loin de toute interaction sociale ou amoureuse. La société reprend ses droits et grignote la carapace que chacun des héros s'est forgée. Il faut reprendre une vie même si on repart de rien. Souvent c'est une rencontre qui provoque la fin de l'altération du discernement. Marcus rencontre Kitty et peu compter sur Zimmer, tandis que Nashe "ramasse" Pozzi, un jeune joueur de poker qui a besoin de se refaire.

"Pozzi ne représentait à ce moment là qu'un moyen d'atteindre son but, une possibilité imprévue de se sortir de l'impasse. Sous une apparence humaine, il n'était qu'une occasion, un joueur fantôme dont la seule raison d'exister était d'aider Nashe à recouvrer sa liberté". (La Musique du hasard)

Seulement la solitude ne s'éradique pas ; elle reste un refuge, un endroit où aller qu'on recherche pour faire le point sur sa vie et son futur.

"Me revoilà à zéro se dit-il enfin. (...) Il se retrouvait à zéro et tout cela avait maintenant disparu. Ca même le plus minuscule zéro était un grand trou de néant, un cercle assez vaste pour contenir le monde".

Après la solitude, survient une période d'altruisme pour nos deux héros "en quête d'un besoin désespéré de certitude". Marcus va faire la connaissance de son père, autre figure de solitude à sa façon.

"Plus son corps grossissait, plus il s'enfouissait. Le but de Barber était de s'isoler du monde, de se rendre invisible dans la masse de sa propre chair". (Moon Palace)

et Nashe va devenir le protecteur de Pozzi au point de se perdre lui-même, à la lisière de la folie. Ne plus penser à soi pour se consacrer aux autres et aussi une manière de s'effacer aux yeux du monde, de perdre carrément sa propre trace.

"L'argent était pour lui, en même temps, le moyen d'aller de l'avant et l'instrument de sa dépossession, qui le ramener inexorablement à son point de départ".

Paul Auster explique finalement que l'argent n'apporte rien de bien nouveau dans une vie. La solitude est bien plus utile. Plonger aux tréfonds de soi-même permet de se connaître intimement et anticiper ce qui se joue jour après jour. La vie ne mérite pas à ce qu'on la joue sur une seule carte, comme Nashe le lit dans Le Bruit et la Fureur de Faulkner:

"Jusqu'à ce qu'un jour, écœuré, il risque tout sur une seule carte retournée les yeux fermés".

Moon Palace et La Musique du hasard poursuivent des thèmes très austériens : la solitude, l'effacement, tout cela dans une trame qui ressemble au roman picaresque. Chaque histoire de Paul Auster est un voyage initiatique où les rencontres sont la clé de voûte. Et c'est cela qui fait la profondeur de l'univers de Paul Auster : chaque personnage est à la fois seul et entouré.