Est-ce que la famille idéale existe ? C'est en tout cas ce à quoi Enid s'est employée toute sa vie. Mère au foyer de trois enfants devenus adultes, marié à Alfred, têtu et râleur qui glisse lentement mais sûrement vers la sénilité, Enid cherche désespérément à sauver les apparences. Mais envers qui ? Eh bien envers ses amies de Saint Jude, ses voisins, ses connaissances. Pas question que les autres sachent que ses enfants ont fui la demeure familiale dès qu'ils en ont eu l'occasion et qu'ils viennent désormais de plus en plus rarement. C'est ça qui la perturbe : la lente détérioration de ses relations avec sa progéniture. Gary, Chip et Denise sont au moins sûrs d'une chose : ils ne veulent pas ressembler à leurs parents et s'efforcent de corriger les valeurs qu'on leur à inculquer.
Tout comme la société américaine, la famille Lambert est pétrie de contradictions qu'elle cherche constamment à lisser. Le paraître, au fil des ans, s'est émousser, et le fils ainé, Gary, a beau vouloir offrir un livret avec les 200 Meilleures photos de la Famille Lambert, il subsiste le fait que son épouse et ses deux enfants n'ont pas réussi à tisser des liens avec ses parents. Et lui, névrosé dans son obsession à gagner de l'argent et être heureux, n'arrive pas à imposer ses volontés.
Pour Enid, les vies de ses enfants sont "des angles morts" dans sa vie routinière et vide. Elle est devenue au quotidien l'aide à domicile d'Alfred qui refuse la dépendance.
"Sa vie aurait été plus facile si elle ne l'avait pas tant aimé, mais elle ne pouvait s'empêcher de l'aimer. Le regarder, c'était déjà l'aimer".
Malgré tout, elle ne veut pas qu'on la plaigne, il s'agit de sauver les apparences.
"Enid avait l'habitude, quand elle sentait que la famille n'était pas le sujet favori de son interlocuteur, de fouiller la plaie impitoyablement. Elle aurait préféré mourir que de reconnaître que ses propres enfants la décevaient, mais entendre parler des enfants décevants des autres - de leurs divorces sordides, de leurs abus d'alcool, de leurs investissements inconsidérés - la faisaient se sentir mieux".
Alors que Chip fuit en Estonie dans l'espoir de se faire rapidement de l'argent condition sine qua non pour se sentir véritablement homme, Denise, chef cuisinier autodidacte en vogue, se débat dans des amours compliqués et bisexuels à la recherche d'une autre forme de bonheur. Au moins n'ont-ils pas d'enfants comme Gary, qui cherche à tout prix à se protéger du prochain effondrement de ses parents en cherchant à leur faire accepter de partir en maison médicalisée.
"Ses enfant n'étaient pas assortis. Ils ne voulaient pas les choses qu'elle et toutes ses amies et tous les enfants de ses amies voulaient. Ses enfants voulaient des choses radicalement, honteusement, différentes".
Seulement, "ce qui rendait possible la correction la condamnait aussi". Avec un humour irrésistible, Jonathan Franzen dépeint dans ce roman fleuve le poids du déterminisme social. On est toujours un peu ce que nos parents ont voulu qu'on soit.
"Et la triste vérité était que tout le monde ne pouvait pas être extraordinaire, tout le monde ne pouvait pas être parfaitement cool ; parce que, à qui reviendrait-il d'être ordinaire ? Qui se chargerait de la tâche ingrate d'être comparativement moins cool"?
Les Corrections pourrait être une tragédie américaine si on se contente d'être les témoins impuissants du naufrage familial des Lambert. Or, si on gratte le vernis, c'est un tout autre roman qui apparaît mettant à mal le sacro saint rêve américain. Jonathan Franzen a le don pour forcer le trait et faire rire de tout même de ce qui pourrait être finalement tragique. Il appuie là où ça fait mal, détruit les apparences et écrit une fiction qui ressemble étrangement en filigrane à nos propres vies.
Un pur bonheur de lecture.
Ed. Points Seuil, réédition janvier 2021, traduit de l'anglais (USA) par Rémy Lambrechts, 700 pages, 9.70€
Paru en grand format en 2002 aux Editions de L'Olivier
Titre original : The Corrections