LE MOI DESINCARNE CHEZ PAUL AUSTER
Etude de Trilogie new-yorkaise : Cité de verre / Revenants / La chambre dérobée
C'est une histoire de quête sur fond d'événement initial anodin : un coup de fil au narrateur. A partir de là tout s'enclenche, la recherche de celui qui a disparu provoque la lente désincarnation lucide de celui qui cherche, comme si la vie qu'il avait mené jusque là n'était qu'une "enveloppe" dont il faut maintenant se dépouiller. L'intérieur, le moi véritable, prend le pas sur l'extérieur, la coquille, le paraître. Et à chaque fois celui qui est l'objet de la quête devient le miroir de l'enquêteur.
Le narrateur est multiple et unique à la fois, comme si son nom ne servait pas à grand chose. D'ailleurs, dans la chambre dérobée, il n'en porte plus. Il est à la fois Quinn, Bleu ou encore un certain Paul Auster. Ils sont investis d'une mission, acceptent sans trop savoir pourquoi, et commencent à errer dans New-York, à la fois labyrinthe urbain et labyrinthe de la conscience.
"Ses pérégrinations à travers la ville lui avait appris à comprendre ce qui relie l'intérieur à l'extérieur. En utilisant le déplacement sans but comme une technique de renversement, il arrivait, dans ses meilleurs jours, à faire entrer l'extérieur et à usurper ainsi la souveraineté de l'intériorité. En se submergeant de choses externes, en se plongeant hors de lui-même au point de se noyer, il avait réussi à exercer une faible maîtrise sur ses crises de désespoir." (Cité de Verre)
L'errance devient un leitmotiv d'une prise de conscience de soi, une formule magique pour accéder à la pleine conscience et se débarrasser de tout ce qui est en trop. Mais errer sans indices, sans fils à suivre et sans coups à jouer, c'est aussi se perdre, au sens propre comme au sens figuré.
"NY était un espace inépuisable, un labyrinthe de pas infinis, et, aussi loin qu'il allât et quel que fût la connaissance qu'il eût de ses quartiers et de ses rues, elle lui donnait toujours la sensation qu'il était perdu". (Cité de Verre)
Pour éviter la perte irrémédiable de soi, la désincarnation totale qui mène vers le néant, l'écriture devient un fil d'Ariane. Contenus dans un cahier rouge ou dans des lettres, les mots sont la preuve de l'existence. J'écris donc j'existe pourrait-on dire. Bleu et Noir écrivent, Quinn/Paul Auster sont des écrivains, Quinn tient un cahier rouge, et le Fenshawe disparu existe à travers son œuvre.
Seulement chacun des personnages erratiques de la trilogie sont des jusqu'au boutistes de l'expérience qu'ils mènent. Ils sont capables de faire une croix sur leur vie pour explorer leur véritable moi. Parfois, cela ressemble à un trouble psychiatrique qui émerge : celui qu'on est censé surveiller n'est finalement qu'une incarnation de soi-même.
"Car en épiant Noir de l'autre côté de la rue, c'est comme si Bleu regardait dans un miroir, et au lieu de simplement observer quelqu'un d'autre, il découvre qu'il s'observe aussi lui-même".
(...)
Noir "C'est ca le nœud de l'histoire, n'est-ce pas ? Il faut qu'il soit au courant, sinon rien n'a de sens.
Pourquoi ?
Parce qu'il a besoin de moi, dit Noir, gardant toujours ses yeux ailleurs. Il a besoin de mes yeux braqués sur lui. Il a besoin de moi pour prouver qu'il est en vie".
"Entrer dans Noir était donc l'équivalent d'entrer en lui-même, et une fois parvenu d'entrer à l'intérieur de lui-même il ne peut plus concevoir d'être ailleurs".
(Revenants)
La désincarnation a un corps, celui de l'autre. La dépossession prend forme, le narrateur se sent enlevé à lui-même, perdu à la fois dans le labyrinthe de la ville et celui de son esprit :
"Bien qu'il eût toujours le même corps, le même esprit, les mêmes pensées, il avait la sensation d'avoir été en quelque sorte enlevé à lui-même, comme s'il n'avait plus à porter en marchant le fardeau de sa propre conscience". (Cité de verre)
Il peut même disparaître aux yeux de ceux avec qui il vit, tant la métamorphose est prégnante :
"Il me semble parfois que je te vois t'évanouir devant mes yeux.
Absurde.
Tu as tort. Nous arrivons au bout, mon cher, et tu ne le sais même pas. Tu vas disparaître et je ne te reverrai jamais plus. (La Chambre dérobée)
Néanmoins, la transformation n'est pas sans issue. Le narrateur peut en ressortir ou s'y perdre. C'est pour cela que chaque fin de roman est ouverte, chargée de spéculations que le lecteur pourra ou non prendre en compte.
"Il tombait. Ce qu'il ne comprenait pas, cependant, c'était comment dans sa chute il pouvait retomber sur lui-même. Etait-il possible d'être à la fois en haut et en bas ? cela semblait n'avoir ni queue ni tête". (Cité de verre)
"Au fond de moi, j'ai le sentiment que pendant un moment j'ai vraiment été perdu, pataugeant désespérément à l'intérieur de moi-même, mais je ne crois pas qu'on puisse en déduire que mon cas était sans issue". (La Chambre dérobée)
C'est pour cela sûrement qu'on peut lire à la fin de La Chambre dérobée :
"Ces trois récits, au bout du compte, sont la même histoire, mais chacun représente un stade différent de ma conscience de ce à quoi elle se rapporte".
Les trois romans ne sont finalement qu'une seule histoire, une longue errance , seule façon pour le narrateur de "se soustraire à son esprit" et aller à sa propre rencontre.
"Il me semble maintenant que Fenshawe a toujours été là. C'est lui le lieu où tout commence pour moi, et sans lui c'est à peine si je saurais qui je suis". (La Chambre dérobée)
"L'histoire n'est pas dans les mots, elle est dans la lutte", peut-on lire à la fin du troisième roman. C'est une lutte pour exister, pour éviter le processus de désincarnation, pour se trouver et non plus se perdre.
"Finalement toute vie n'est rien de plus que la somme de faits aléatoires, une chronique d'intersections dues au hasard, de coups de chance, d'événements fortuits qui ne révèlent que leur propre manque d'intentionnalité". (La Chambre dérobée)
Nous somme là par hasard. Nous sommes le fruit du hasard et nous sommes en permanence en lutte contre nous-mêmes. La quête est infinie comme l'écrit Baudelaire :
"Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas. En d'autres termes, que je serais heureux là où je ne suis pas. Ou, plus directement : Là où je ne suis pas est l'endroit où je suis moi-même. Ou encore, en prenant le taureau par les cornes : N'importe où hors de ce monde".
Titres originaux :City Of Glass/ Ghosts/The Locked Room
traduits de l'anglais (USA) par Pierre Furlan
Editions Actes Sud, collection Babel, 1991 et 2003 pour la présente édition) 450 pages