mardi 27 juin 2023

Au fond de l'inconnu

De tous les recueils de nouvelles du maître japonais, c'est certainement celui-ci qui, à mes yeux, reste le plus énigmatique. Lu une première fois il y a dix ans, je me souviens seulement avoir été incapable d'écrire quelque chose.
C'est la sortie du film animé éponyme qui m'a incitée à relire les vingt-trois nouvelles traduite par Hélène Morita. Elles sont de longueurs inégales et certaines ont été même publiées  sous un autre titre. Néanmoins, leur trait commun est l'onirisme qui s'en dégage au point parfois de lire quelques hallucinations visuelles entretenues par une bande son de jazz lancinant. Concrètement, cela me fait penser à des plans séquences de Lost Highway de David Lynch dans lesquels le héros se voit jouer du saxophone alors qu'il semble perdre la tête en proie à des visions qu'il ne comprend pas.

Malgré tout, chaque nouvelle se lit facilement et propose au lecteur un degré d'interprétation à sa portée. Les histoires d'amour sont souvent contrariées comme dans Les chats mangeurs de chair humaine ou L'Homme de glace et témoignent de l'usure du temps sur le sentiment amoureux. Quelquefois les personnages se transforment en d'autres êtres vivants avec lesquels ils ont interagi telle la femme endormie dans Saules aveugles, femme endormie ou le touriste en Thaïlande dans Les crabes.
"Les saules aveugles sont plein d'un pollen très puissant. De toutes petites mouches chargées de ce pollen s'introduisent dans les oreilles de la femme et la font dormir".

Murakami fait parler les personnages. Les dialogues sont nombreux mais c'est surtout de solitude dont il s'agit. L'autre n'accède pas au moi profond. Chaque rapport à autrui n'est qu'un rapport de surface, de circonstance.
"Parfois je me dis que le cœur des gens est comme un puits très profond. Personne n'en connaît le fond. Ce que tu peux en imaginer, c'est seulement d'après ce qui flotte à la surface". (L'avion)

Le Petit Grèbe incarne à elle seule la dimension fantastique du recueil. Un homme se rend à un entretien pour un emploi et se retrouve devant une porte étrange.

"Mû par l'inquiétude, je m'apprêtais à faire un pas en avant pour frapper une troisième fois quand la porte s'ouvrit silencieusement. C'est comme si un vent venu d'ailleurs avait soufflé pour l'ouvrir tout à fait naturellement ; une porte, pour s'ouvrir, n'a strictement rien à faire avec la nature, bien entendu.".

Lire une nouvelle de Murakami c'est ouvrir une porte vers l'inconnu. C'est un voyage à la Baudelaire. L'imagination nous joue des tours, nous amène vers des sentiers inexplorés. "Possible que mon imagination ait embelli les choses" se demande le narrateur de La Luciole.

Comme l'héroïne de La Baie de Hanalei qui revient chaque année sur lieux où son fils a été mordu et tué par un requin, on se rend compte, à la lecture de ces textes, que le temps, l'espace et le vide sont autant d'occurrences du recueil. Ils ont cela de particulier qu'ils sont éphémères. Alors comme la mère éplorée, il faut fermer les yeux et apprécier.

"Moi, je fermai les yeux, je m'abandonnai encore une fois dans le courant du temps, lui permettant de s'effriter en pure perte".


Ed.10/18, février 2010, traduit du japonais par Hélène Morita, recueil de nouvelles, 518 pages, 9,20€