vendredi 12 mai 2023

Une vie transparente

Dans ce premier roman, Javier Santiso, traducteur entre autres de Christian Bobbin en espagnol, donne la parole à Josephine Hopper, épouse du grand peintre américain du vingtième siècle, dans un monologue où, tour à tour, elle raconte sa vie, ses colères et les tableaux de son mari.

Josephine et Edward Hopper n'ont jamais prétendu être un couple glamour. Il se sont connu dans les années vingt, la quarantaine passée, avec une passion commune pour la peinture. Josephine était la coqueluche des galeristes, belle, ayant côtoyé entre autres Man Ray. Edward était taciturne, emprisonné dans un corps trop grand, incapable d'exprimer quoi que ce soit en public. Ces deux-là se sont marié pour rompre leur solitude.
"J'avais mes cercles, mes amis, mes admirateurs. Peu à peu tous ont disparu, enfouis dans les caves, balayés de ma vie, fini les moues de gamines, bonjour les rancœurs et les rides".
L'épousée n'aurait jamais cru que son union allait sonner le glas de sa vie artistique. Le mariage l'a emmurée vivante. Au fil du temps, Edward Hopper s'est éloigné d'elle, trop absorbé par son œuvre. Josephine, par petites touches, va s'employer à ne pas devenir complètement transparente. En plus de la comptabilité, elle va devenir l'unique modèle de son mari célèbre, tantôt rousse, tantôt blonde, tantôt charnue, tantôt tout en angle, toujours elle mais à chaque fois différente.
"Être toutes les femmes à portées de vue, à la jonction de toutes les éternités, du passé et du futur, être dans tous les interstices de ton présent, partout, toujours dans ton sillage".
Edward Hopper ne s'est jamais représenté dans ses tableaux, comme si finalement il était absent de la vie qu'il représentait. Peindre Josephine c'est peindre la solitude et le silence.
"Oui, c'est cela : la peinture en tant que fenêtre sur le monde. Mais un monde où tu n'es pas, duquel tu t'es absenté, le laissant seul, au pas de la porte, et, parfois, avec moi à l'intérieur, toujours à distance, mal cadrée".
Et puis, un jour de mai 1967, Edward Hopper s'est éteint, laissant Josephine vraiment seule et en colère.
"La mort c'est cela, un matin chaud qui ne vous dit plus rien, ne parle plus".
C'est une colère longue de quarante années auprès d'un homme qu'elle n'a jamais vraiment compris et qu'elle a soutenu du mieux qu'elle pouvait. Puis après vient le remords de ce qu'elle aurait pu tenter et qu'elle n'a pas fait pour se rapprocher de son mari. Et enfin, survient le regret de sa propre carrière avortée pour ne pas faire de l'ombre à Edward.

Un pas de deux pourrait être le monologue d'une femme âgée, aigrie par la vie, mais non, il faut lire au-delà, fouiller dans les méandres de la prose pour comprendre le fonctionnement d'un couple vivant en vase clos, ne sachant pas comment exprimer à l'autre ses sentiments. Le roman est vraiment intéressant car il attache à chaque fois un tableau à un moment clé de leur union et explique non seulement la genèse mais aussi le sens de l'œuvre. Dès lors, Edward Hopper nous paraît plus intime, lui aussi accaparé par les maux de son temps et de son mariage. L'image du peintre génial se fendille pour laisser place à l'humain, et cela grâce à la parole de Josephine Hopper.

Un premier roman réussi.


Ed. Gallimard, collection La Blanche, mars 2023, 240 pages, 20€