mardi 16 mai 2023

REGARDS CROISES (45) Au fonds du puits, pour y trouver un monde

 

UN ROMAN, DEUX LECTURES avec Christine Bini

Un roman, deux lectures - avec Christine Bini

C'est le 45ème Regards Croisés, une lecture partagée avec mon amie Christine Bini. Nous décidons ensemble du roman ainsi que de la date de la mise en ligne de nos articles, mais nous n'échangeons pas sur notre lecture afin de ne pas nous influencer.


Parfois rendre service peut changer votre vie. C'est en partant de ce postulat que Stephen King a construit son dernier roman traduit en France. Conte de fées est bien loin des premiers romans du maître où l'horreur se comptait en litres de sang répandus et aux angoisses une fois la lumière fermée. Avec le temps, les histoires sont moins sanguinolentes et les fins un peu moins bâclées. Mais le King restera toujours le King dans sa description de l'adolescence.
Justement le héros narrateur, Charlie, est un jeune homme de dix-sept ans ayant perdu sa mère dans un accident  stupide et qui vit avec son père assureur, ancien alcoolique, ayant repris sa vie en main. Un jour, il entend le chien de son voisin aboyer de façon inhabituelle. En se rendant dans la propriété qui ressemble tant à la maison de Psychose, il porte assistance au vieil Howard Bowditch, homme taciturne, qui vient de tomber de son échelle et s'est fracturé les jambes.
Pas le choix, Howard va devoir aller contre sa nature et compter sur Charlie, le temps de son hospitalisation, pour prendre soin de vieux chien Radar et de la maison qui tombe en ruines.

Le jeune homme prend son rôle au sérieux. Radar le prend d'affection, lui aussi d'ailleurs, et il fait de menus travaux dans la maison pour préparer le retour du vieil homme. Un seul endroit lui fait froid dans le dos : le cabanon au fond du jardin d'où émanent quelque fois des bruits étranges.
A force de confiance et de respect réciproque, Howard se confie et répond aux questions de Charlie. Son récit est tellement étrange qu'on peut croire que "ce genre de choses n'arrive que dans les fictions", les contes de fées en l'occurrence. Cette confession va amener Charlie vers le Puits des mondes, passage obligatoire s'il veut que le vieux chien vive un peu plus longtemps. Ce tunnel très long, sombre et rempli de chauve-souris est le chemin vers un monde parallèle longtemps visité par Howard. Et l'entrée se situe dans le cabanon.
"J'avais l'impression d'être devenu un fantôme, Charlie, comme si je pouvais regarder mon corps et voir à travers. J'étais sans substance. Et je me souviens d'avoir pensé qu'on était tous des fantômes qui évoluaient à la surface de la terre en essayant de se convaincre qu'on avait un poids et une place dans ce monde".
La jeunesse et la curiosité vont amener Charlie dans une aventure ahurissante dans laquelle, pour tout un peuple en train de disparaître - au sens propre comme au sens figuré - il va devenir le prince qui pourra les sauver du terrible Flight Killer et du Gogmagog qui pourraient être de lointains cousins du Walker, l'homme en noir de La Tour Sombre...
"Il avait parlé d'une frontière, je venais de la franchir. J'avais laissé Sentry's Rest derrière moi. L'Illinois. L'Amérique. J'étais dans l'Autre".

A la recherche d'un cadran solaire permettant de donner une nouvelle vie à Radar, au combat contre le mal affublé de compagnons aux visages gris, il n'y a qu'un pas que seul un récit de Stephen King peut franchir. Certes, il y a des longueurs, surtout au milieu du roman, néanmoins l'ensemble tient le route et ses promesses. Le lecteur est emporté dans un monde inconnu avec ses propres règles, victime d'une malédiction étrange et redoutable qui fait froid dans le dos. Mais surtout Conte de fées est l'hommage d'un écrivain aux contes qui ont bercé son enfance. Il est truffé de références qui ont permis au monde d'Empis d'exister et à la ville de Lilimar de prendre forme.

"Un homme courageux offre son aide. Un lâche se contente d'offrir des cadeaux",
lui avait dit un jour le vieil Howard. Comprendre cette phrase c'est résumer les aventures de Charlie. C'est là qu'il va devenir un homme, devoir prendre des décisions et protéger ceux qu'il aime afin que leur vie ne soit plus "un châtiment en soi".

Stephen King joue avec les codes de la fiction. Il déplace notre notion de réalité, s'inspire parfois de Lovecraft, "la force d'imagination de ce type. Sa putain de noirceur", Lilimar ressemble à Arkham. Le lecteur se prend au jeu, rempli de curiosité, et c'est plutôt réussi.

L'article de Christine Bini ICI


Ed. Albin Michel, avril 2023, traduit de l'anglais (USA) par Jean Esch, 736 pages, 24.90€
Titre original : Fairy Tale