mardi 2 mai 2023

"C'est comme ça"

 


Réalité ou fiction ? Récit ou roman ? Telles sont les questions que l'on se pose en lisant ce livre dont le cœur est de retrouver la trace d'une aïeule oubliée, l'arrière grand-mère de la narratrice, une certaine Anne Décimus, dont la mythologie familiale prétend qu'elle est morte de chagrin après la perte de ses deux garçons et de son époux.
Mourir de chagrin est une expression bien commode quand on veut cacher le reste. C'est ce reste que la narratrice va s'efforcer de retrouver. Redonner une histoire à Anne Décimus c'est la replacer dans l'histoire familiale et non plus la refouler. Justement, la narratrice, très cartésienne de par ses obligations professionnelles, va se transformer en enquêtrice. A partir de simples archives, elle va reconstituer peu à peu  la vie de son aïeul. Ecrivaine à ses moments perdus, elle imagine le passé de Anne.

"Il y a toujours dans les familles un défaut par la même où la famille fout le camp" a écrit Marguerite Duras (présenté en exergue de livre). La jeune femme veut corriger ce défaut. Il est impossible que la mère de sa grand-mère adorée ne soit plus qu'une branche dans l'arbre généalogique entrepris depuis peu. Non, l'oubli n'est plus possible, il convient de rétablir les choses même si la famille ne comprend pas bien la démarche.

La grand-mère de la narratrice a toujours raconté que sa mère avait eu un destin d'héroïne tragique en suivant son bien-aimé dans la mort. Mais quand la petite-fille posait trop de questions, les silences remplaçaient les mots. Alors que la narratrice est confrontée à la perte de l'aïeule survivante, son enquête progresse et l'emmène dans un établissement psychiatrique de la région bordelaise où Anne Décimus, d'après les archives, y aurait séjourné une quarantaine d'années jusqu'à son décès.
"La légende romantique n'était qu'un écran protégeant un secret de famille, ce nom poli du mensonge".
"A la place du mythe, un vide de quarante ans, comme une béance impossible à combler".

Dès lors l'histoire familiale est bien plus mouvante qu'elle n'y paraît. Les mensonges et les fantômes du passé ressurgissent. La narratrice, au fil de ses recherches, se rend compte qu'elle partageait avec Anne son goût de l'écriture . Celle qui signait ses lettres aux psychiatres par "Anne, fille du Soleil" a demandé longtemps à travailler dans les bureaux ou la bibliothèque de l'asile. Celle qui a été éclipsée de la réalité pour sa sécurité a eu une vie à l'intérieur des murs de l'institut et a laissé de nombreuses lettres...

"A lire ces lettres il me semble que ce qui  caractérise la folie, plus que le délire, est la solitude abyssale".

Un Puma dans le cœur donne un coup de poing aux silences, au déni et aux renoncements. "La vie, dans son élan, chasse les fantômes". Accepter les faits c'est aussi se remettre en phase avec le passé et l'histoire familiale douloureuse. Anne Décimus n'est plus une ombre, ni celle qui est morte prématurément rongée par le chagrin. C'est une femme qui a été internée presque toute sa vie, avec "un puma dans le cœur", enragée avant d'être internée.

Alternant écriture poétique et récit à la première personne, Stéphanie Dupays livre un roman (?) tout en pudeur et, par le biais de l'écriture, rend hommage à sa façon à celle qui a été mise de côté depuis trop longtemps. C'est aussi cela la littérature : redonner de la dimension aux fantômes et de la voix à ceux qu'on a tus.


Ed. de L'Olivier, février 2023, 208 pages, 18€