"Celui qu'elle reléguait à la dernière place était sans doute son mari. A un moment, elle l'avait perdue de vue. Et il l'avait aussi perdue de vue.
Le problème risquait d'être plus profond. Peut-être s'était-elle aussi perdue de vue".
"Comment se peut-il que la personne avec qui on a partagé les moments les plus intimes, un très grand amour, une immense douleur, des joies et aussi des chagrins, devienne un étranger"?
"Parfois il faut partir de chez soi pour devenir la personne qu'on doit être".
"Plus tard, elle ferait toujours le lien entre la fin de son couple et l'explosion de Challenger. Dans les deux cas, il n'y avait eu aucun signe avant-coureur. Un joint torique défectueux. Personne n'y avait prêté attention, voilà tout".
Là où vivaient les gens heureux est aussi un roman sur la reconstruction. Eleanor tente de refaire sa vie malgré l'éloignement de ses enfants, la neutralité de Cam et le décès de sa meilleure amie. A force, le temps patine la douleur, la rend supportable.
"Toutes ces petites meurtrissures, ces chagrins, ces blessures, ces regrets, les mots qui faisaient mal, la douleur qu'on s'inflige les uns aux autres, semblaient si graves à une époque".
Elle comprend enfin que les choses ont changé et que le rêve de sa vie a vécu mais est bien mort. "Du chagrin indicible qu'elle ressentait d'avoir échoué et de son violent désir de reconquérir une vie à elle", elle accepte les moments toujours trop courts avec les siens. En vieillissant, elle s'éloigne de plus en plus du territoire de Crazyland qui "se trouvait jamais loin, juste de l'autre côté d'une frontière qu'elle pouvait franchir n'importe quand si elle ne faisait pas attention". Elle accepte la nouvelle identité d'Al, la déficience de Toby, l'éloignement d'Ursula et accueille même chez elle le fil de Cam.
"C'était son œuvre d'art. Cette famille". Se dit-elle souvent, comme un mantra. Elle peut en être fière, quand même.
"Finalement, on survit à beaucoup de choses. On en est transformé mais on continue".
Ce dernier roman de Joyce Maynard est une pépite. Il aurait pu s'appeler Les Illusions Perdues tant il réunit à lui seul les espoirs et les désillusions d'une seule personne. A force de vouloir faire ce que ses parents n'ont jamais fait avec elle, Eleanor a perdu le ciment de sa famille - son couple - et s'est perdue elle-même. Chaque lecteur peut s'y retrouver dans le récit de cette histoire à la fois terriblement banale et si unique. Joyce Maynard raconte le deuil de la famille idéale d'une façon touchante, réaliste et avec des moments d'une grande beauté.
Ed. 10/18, août 2022, traduit de l'anglais (USA)par Florence Lévy-Paolini, 600 pages, 9.60€
GRAND PRIX DE LITTERATURE AMERICAINE 2021
Titre original : Count the ways