lundi 7 mai 2018

Instantanés d'Ambre, Yoko Ogawa

Parce qu'elle a perdu la benjamine, une mère décide de soustraire ses trois enfants encore vivants aux yeux du monde en les élevant dans une maison isolée protégée par un mur de briques.


A leur arrivée dans leur nouvelle maison située près des thermes où travaille leur mère, les trois enfants ont dû se choisir un nouveau prénom afin d'oublier leur passé.
"A partir d'aujourd'hui, nous oublions notre nom d'avant, a-t-elle dit d'un air sévère en serrant la main de chacun. Si par hasard nous le prononcions une seule fois sans y penser, les différents sons de votre nom se transformeraient en graines semées dans votre bouche et bientôt sur la face interne de vos joues pousseraient des ronces"...
Inspirés de l'encyclopédie éditée par leur père, l'aînée choisit Opale, le cadet Ambre et le benjamin Agate. Dès lors commence pour eux une existence liberticide, nourrie par leur imagination, les interdits de maman et les explorations dans leur jardin protégé par une enceinte en briques.
Ce mur, c'est l'unique rempart contre l'autre monde, celui qui a tué leur sœur et où circule le chien maléfique qui attend son heure pour les agresser. D'ailleurs à chaque fois que leur mère part travailler ne s'arme-elle pas d'une pioche pour se défendre en cas d'attaque du chien ?

Le rythme des jours puis des années se font par une croix dan un calendrier fabriqué. Opale, Ambre et Agate sont solidaires, unis jusque dans leur sommeil. Jamais ils ne remettent en question les décisions de leur mère même quand elle est prise en flagrant délit de mensonge. A force de baisser la voix pour ne pas être entendus par ceux qui passent le long du mur, leurs voix ne sont plus qu'un murmure.
Les enfants remplissent leurs journées en explorant le jardin, en chantant, en dansant où en lisant les encyclopédies qu'Ambre illustre avec de minuscules représentations de sa sœur perdue qui, en agitant les pages, prennent vie et mettent en joie la maman.
" Bientôt en sautillant sans faire de bruit, la benjamine s'approchait du petit groupe. De quatre ils devenaient cinq. Ils revenaient au chiffre correct. A ce moment-là, le bloc rapetissait davantage comme s'ils avaient le sentiment de se regrouper dans l’enceinte de l'encyclopédie.
(...) La fillette ne pouvait vivre que dans cette brise légère soulevée par les pages". 

Or à force d'entendre qu'il ne faut pas traverser le mur, l'autre côté attire, intrigue. Les enfants grandissent et leurs costumes d'elfes ou de fées fabriqués par maman ne sont plus que des bouts de tissus qui les protègent de moins en moins.
Un jour, un marchand ambulant pénètre dans le jardin et leur montre les richesses du monde extérieur. Opale, Ambre et Agate sont émerveillés, gardent le secret de sa venue et attendent son retour à chaque quinzaine. Avec l'âne que la mère ramène une fois l'an pour brouter l'herbe du jardin, Joe le marchand ambulant est la seule interaction avec l'extérieur. Il est le "Yo, ru, za, ya" selon Opale, le marchand d'une infinité de choses, "une encyclopédie ouverte sur le monde extérieur".
"Vivre cachés dans l’enceinte du mur de briques constituait une situation tellement écrasante pour eux qu'ils 'avaient nul besoin de chercher à s'en rappeler la cause".

Instantanés d'Ambre est le fil des souvenirs de la jeunesse un peu particulière de Mr Amber désormais en maison de retraite. De sa vie après sa sortie de sa maison on ne sait que peu de choses, de son frère et de sa sœur aussi. Mr Amber vit sa vieillesse dans le souvenir béni de ses moments avec la fratrie au sein d'un monde qu'ils s'étaient complètement inventé. Le jardin était leur monde, le lieu de leurs explorations sans cesse renouvelées, un univers complètement parallèle et protégé voulu par leur mère trop aimante et névrosée.
"Alors que plusieurs dizaines d'années se sont déjà écoulées depuis qu'il a été secouru, il est resté posé là, à l'intérieur du mur de briques, comme si son cœur cherchait un lieu où vivre paisiblement".
Encore une fois Yoko Ogawa emporte le lecteur dans une histoire à la fois originale et onirique où l'enfance sacrifiée prend des allures de conte. Elle nous transporte dans le passé et le présent sans schéma bien précis au gré des souvenirs du vieil homme et des anecdotes faites à sa dame de compagnie.
Parfois, le malaise s'installe car la situation n'est pas banale voire aliénante, mais par petites touches l'auteure rééquilibre le tout grâce à la force et la magie de l'enfance.
Dans l’œil gauche d'Ambre "se reflète désormais chaque instant du temps qui passe", se loge la trace de ce qui n'est plus et qu'il garde précieusement.

Ed. Actes Sud, avril 2018, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle , 301 pages, 22.50 €
Titre original : Kohaku no matakaki