mardi 11 octobre 2022

Effets paradoxaux

A Topeka, au Kansas, les Gordon sont une famille en vue. Jane a établi sa notoriété avec ses livres progressistes et féministes, tandis que son mari, Jonathan, psychologue, ne voit pas son cabinet désemplir, confident d'une jeunesse déboussolée. Pourtant, il y en a un qui pourrait s'allonger sur le divan du psy le plus célèbre de Topeka mais ne le fera pas, c'est le fils, Adam. Ce dernier appartient à l'équipe de débat de son lycée. L'art oratoire est sa spécialité, mais il a compris que les joutes lors des concours ne faisaient que combler la vacuité de l'ensemble. Débattre pour oublier ses frustrations, les attitudes parfois surprenantes de ses parents, ou tout simplement son tempérament border line lors de soirées trop arrosées.

Dans ce roman choral, c'est avec le personnage d'Adam que Ben Lerner va exposer ce qui se passe réellement à Topeka. Les Gordon ne sont qu'un exemple parmi d'autres, mais ils incarnent la réussite à l'américaine et la famille modèle au premier abord.

Sauf que...

Tel un vieux tableau qui se craquelle, les Gordon ont leurs failles et au-delà, ceux qui gravitent autour d'eux aussi. Jonathan n'est plus aussi amoureux qu'il veut bien l'admettre, attirée par Sima, une amie psy de sa femme. Jane, qui prône un sourire et une écoute à toute épreuve, tente, à travers ses écrits, de réparer le passé, ayant subi un grand-père abusif et un père autoritaire.

Le modèle masculin en prend un coup, il n'est plus aussi vaillant et idéal qu'on voudrait bien l'admettre. Darren, un lycéen complexé et rejeté, patient de Jonathan, en est la preuve. Il est celui qui est obligé d'utiliser la violence pour tenter d'être respecté. Paradoxalement, il incarne l'antithèse d'Adam qui utilise la parole comme arme.

entre les idées et les actes, il y a un fossé, et c'est cela que Ben Lerner veut mettre en évidence.

L'école de Topeka est un roman difficile à appréhender car il n'y a pas d'intrigue ni d'histoire à proprement parler. Malgré la première personne employée avec Jane et Jonathan, la distanciation se fait. Le lecteur se transforme en témoin impuissant d'une expérience à la fois littéraire et sociétale. Et même si l'action se situe à l'aube de l'an 2000, il s'avère que c'est Klaus, psychologue rescapé de la Shoah qui comprend le mieux le jeu des miroirs et du paraître.

"D'un côté Klaus, à n'en pas douter, le seul homme de Topeka à porter du lin blanc, n'arrivait pas à prendre ces gosses - avec leurs réfrigérateurs pleins, leur air conditionné, leurs télévisions, libre de tout stigmate ou violence d'Etat - au sérieux; rien n'était plus évident que leur ignorance que ce qu'était la souffrance, et s'ils souffraient de quelque choses, n'était-ce pas précisément ce manque de souffrance, une sorte de neuropathie qui découlait d'un excès d'aisance, de sucres, une sorte de crise de goutte existentielle"?

Adam refuse que sa petite amie du moment reparte en Espagne (Comment peut-on le larguer, lui, un jeune homme formidable ?), Jane veut être une fille modèle quand il s'agit de rendre visite à son père en maison de retraite (alors qu'elle hait les hommes de sa famille) et Jonathan est tiraillé entre son envie de coucher avec Sima et celui d'être un mari modèle (seulement ne peut-on pas être les deux à la fois?)

Ben Lerner nous avait habitués à son style incisif et chirurgical en 2016 avec 10:04 (Editions de l'Olivier, août 2016) : il montre et explique ce qui se passe, mais c'est une tempête sous un crâne. Les réflexions, les souvenirs, les désirs se télescopent et c'est au lecteur d'en retirer la substantifique moelle pour comprendre l'essentiel du roman, comme si les mots étaient la face émergée de l'iceberg. 

Le début et la fin du roman décrivent deux scènes à l'image de l'ensemble : surréaliste et décalé entre ce qu'on pense, ce qu'on dit et ce qu'on fait . Finalement, se dégage un thème prédominant : sont-ce les actes qui font ce que nous sommes ou les mots qui définissent ce que nous croyons être ?


Ed. Christian Bourgois, septembre 2022, traduit de l'anglais (USA) par Jakuta Alikavazovic , 420 pages, 24.90€

Titre original : The Topeka School