Quand Léonard Fife a accepté que Malcolm, un de ses anciens disciples, l'interviewe pour un futur documentaire sur sa vie, il avait une idée derrière la tête. En effet, Léo est mourant, son cancer est en stade terminal, "son corps est un champ de bataille". Il a exigé qu'une pièce de son appartement soit drapée de noir, et que le caméraman ne filme que sa tête.
"C'est une tête parlante. Comme dans une pièce de Beckett, un cerveau et une bouche qui fonctionnent encore au-dessus d'un corps ayant perdu toute pertinence parce qu'il est inerte et condamné".
Pour Malcolm, la question était simple : "Pourquoi, au printemps 1968, as-tu décidé de quitter les Etats-Unis et d'émigrer au Canada" ? Seulement, Fife s'y dérobe. Il a décidé que cet ultime tournage serait la confession d'une vie remplie de manquements et de lâcheté, avec pour témoin son épouse actuelle, Emma.
"Et maintenant, avec votre caméra, je m'expose. Ma corruption, mes mensonges, mon hypocrisie. Et c'est quelque chose que je suis le seul à pouvoir faire. Personne d'autre ne le peut".
Alors, Léo parle. Il raconte sa jeunesse d'américain sans bagage universitaire, marié trop tôt, vivant dans un univers de mensonges et de faux-semblants. Il raconte aussi sa première fuite et sa rencontre avec la riche Alicia dont la famille va vouloir faire de lui l'héritier d'un empire. L'imminence de sa mort bouscule les mots et les souvenirs. Fife fait des allers retours dans le passé. Il veut tout raconter, ne rien oublier, car, dit-il, "c'est le seul moyen de finir ma vie avec une conscience nette".
"Quand il raconte son histoire à Emma, Fife n'essaye pas de corriger ses états de service, il essaye de rester en vie".
Le documentariste est filmé. Il sait que sa confession est enregistrée, mais en fait il ne s'adresse qu'à Emma, sa dernière épouse, celle qu'il pense avoir véritablement aimé car, comme lui, elle a tout abandonné.
"Malgré un passé où il a refusé d'aimer et où il n'était pas digne d'être aimé, il a l'intention de partir en étant celui qui aime et qu'on aime. Sans secrets, sans mensonges. Ce n'est pas de l'héroïsme. C'est simplement la fin d'une vie de lâcheté".
Malcolm et ses assistants sentent bien que leur sujet leur échappe. Renée, l'infirmière, pense que Fife devrait se reposer, mais Léo refuse, s'arc-boute sur son monologue. Il sent qu'il n'en a plus pour longtemps. Le poids du remords le fait parler. "Les souvenirs de Fife changent comme des diapos dans un projecteur". Il raconte des événements avec Joan Baez ou Bob Dylan ; il explique comment il a passé la frontière Canadienne par le Vermont. Raconter sa vie, c'est "c'est comme vouloir relater l'essence d'un rêve"
"Si son passé est un mensonge, une fiction, alors on ne peut pas dire qu'on existe, sauf en tant que personnage de fiction".
Quand on passé sa vie à se dérober et à fuir les responsabilités, il est temps d'affronter les choses en face, en l'occurrence la vérité et la mort. Pour le documentariste, "l'enfer c'est d'avoir vécu une vie dénuée de sens".
"Le seul moyen que connait Fife pour dire la vérité, c'est de s'asseoir ainsi dans le noir devant la caméra, au lieu de se poster derrière elle, puis de se fixer un micro à l'aide d'un clip et de se mettre à parler".
Au moins, un objectif de caméra ne juge pas. Il ne fait que filmer un instant pour le fixer. Il est le témoin muet du vide d'une vie qui se confie. Au fil de la confession, le flou s'installe, les hésitations aussi. Le langage se dérobe parfois. La mort prend ses aises, se prépare à frapper, et la caméra sera toujours là, à la filmer en direct.
Oh, Canada est du grand art. Russel Banks livre une lutte intérieure d'une âme en proie au remords et à l'arrivée de la mort. Le récit est cru dans sa description du mal : le cancer est présent, le crabe a envahi le corps et s'attaque maintenant au cerveau. Ainsi, par moment, la confession de Fife ressemble à un délire, on ne sait plus ce qui a été vécu et ce qui est fantasmé. Les personnages secondaires se taisent, assistent à la mort en direct, sans cris, sans larmes.
"Arrivé près du virage, il s'arrête de nouveau et se retourne pour se mettre face à la pente, aux ténèbres de la vallée, aux montagnes qui s'élèvent plus loin, et au-delà des montagnes, au Canada.
Oh, Canada".
Ce roman est un électrochoc dans la description de la quête de soi. Son final se termine comme la fin d'un film et nous donne beaucoup à réfléchir.
"Chacun accorde plus de valeur à sa propre conscience qu'à celle d'autrui. Et nous y sommes obligés. Il nous faut le faire pour justifier ce à quoi nous plions nos vies, c'est à dire produire de l'art".
Ed. Actes Sud, septembre 2022, traduit de l'anglais 5USA) par Pierre Furlan, 336 pages, 23€
Titre original : Foregone