mardi 21 juin 2022

Transparence

Pour "Digérer la réalité de [sa] négritude", le narrateur est devenu écrivain. Il sillonne son pays pour promouvoir son roman qui raconte... Il est bien incapable de le dire en fait, atteint depuis l'enfance d'un étrange mal qui l'empêche parfois de distinguer la réalité de certaines visions qui le submergent. D'ailleurs, depuis quelques temps, il voit régulièrement un petit garçon d'une dizaine d'années. Il est si noir qui le surnomme Charbon. 
"La peau la plus noire que j'avais jamais vue. Comme un ciel de tempête maritime, couvert de nuages, au cœur de la nuit. Comme de vieilles grottes qui n'auraient jamais été visitées par le soleil".
Ce dernier, au gré de ses apparitions, lui raconte sa vie et comment ses parents lui ont appris à être invisible aux yeux des autres à cause de la couleur de sa peau.
"Cela faisait trois ans que sa mère et son père s'escrimaient à lui apprendre à devenir transparent, à devenir "l'Invisible". C'était le nom que son père lui donnait".
Au fils des haltes et des rencontres avec ses lecteurs dans différentes villes américaines, La vie du narrateur et de celle de son jeune ami "invisible" se confondent. On comprend que l'écriture a été pour lui un moyen d'échapper à son passé et surtout à sa condition d'homme noir aux Etats-Unis. Car, il faut qu'il échange plusieurs fois avec Charbon pour qu'il accepte sa négritude, car lui aussi a dû lutter pour se faire une place au sein de la société.
"Je me demande comment on peut grandir dans ce monde avec une peau comme la sienne. Comment on peut aller à l'école. L'enfer, sûrement. Un putain d'enfer de tous les jours".
A partir de cette prise de conscience, le narrateur se souvient, notamment de ses parents, qui ont eu une place centrale dans sa vie et sur lesquels il a écrit.
"Ma mère est, plus ou moins, un mythe que je porte en moi. Elle existe seulement parce que je ne peux pas concevoir un monde où elle n'a pas existé".

(...)

 "Comme ma mère, mon livre s'est réduit à un fantôme qui hante mon esprit". (...) L'écrire, c'était comme sculpter un morceau de moi-même".

Alors Charbon est-il son fantôme enfant ? Est-il un ersatz de sa propre histoire qu'il a voulu oublier à tout pris pour avancer ? Plus on avance dans le roman, plus on se rend compte que les deux personnages ont beaucoup de points communs.

De retour à Bolton, sa ville natale, où "les flingues sont comme des animaux de compagnie", le narrateur va enfin affronter son passé,  dans un lieu où la couleur de peau différente est considérée par certains comme un pêché, une malédiction. Lui "le gamin de nulle part" qui s'est senti "moins que rien la majeure parti de sa vie" est devenu adulte.

Jason Mott utilise la frontière floue entre le fantasmé et le réel pour construire un roman contemporain et sociétal sur la condition de l'homme noir aux Etats-Unis. L'écriture met en forme la maïeutique entre l'enfant et l'écrivain pour exorciser les poncifs, les brimades et les violences subis par ceux qui ne sont pas "de la bonne couleur". Et comment vivre en paix dans son pays, quand on est noir ? Il faut devenir invisible aux yeux de ceux qui nous "chassent".

L'Enfant qui voulait disparaître est un roman puissant sur la société américaine et l'ampleur de ses contradictions. Elle interroge le lecteur sur la notion d'identité et rappelle que même au vingt-et-unième siècle, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour vivre dans une société égalitaire.


Ed autrement, janvier 2022, traduit de l'anglais (USA) par Jérôme Schmidt, 432 pages, 22.90€

Titre original : Hell Of a Book

National Book Award 2021