vendredi 25 mars 2022

"Vierge suicidée, qu'est-ce qu'elle criait ?"

"Notre intérêt pour les filles Lisbon ne fit que croître. En plus de leur beauté il y avait maintenant une nouvelle souffrance mystérieuse, parfaitement silencieuse, visible dans les bouffissures bleues sous leurs yeux ou la façon dont elles s'arrêtaient parfois en plein milieu d'une enjambée, regardaient par terre, et secouaient la tête, comme si elles étaient en désaccord avec la vie".
C'est l'histoire d'une longue déliquescence, d'un agrégat de vies dans la fleur de l'âge et gâchées. Que s'est-il passé vraiment chez les Lisbon une fois la porte fermée pour que les cinq filles mettent fin à leurs jours ?  Deux décennies après le drame, les camarades des jeunes filles et voisins à l'époque recoupent tout ce qu'ils savent sur l'affaire et tentent de trouver une cause.
D'abord il y a eu le suicide de Cecilia le jour d'une fête d'anniversaire. A partir de là, la famille s'est repliée sur elle-même. Seule la voiture dans l'allée de garage témoignait d'une présence dans la maison. Les parents ont commencé "une vie fantomatique", faisant de leurs filles des ombres errantes. Les jeunes du coin scrutaient aux jumelles l'apparition d'une des sœurs pour se rassurer que tout allait bien puisqu'en cours elles parlaient peu.
[les filles]"souffraient et survivaient, elle prenaient de plus en plus d'importance avec le temps, comme les Kennedy".
Puis les filles ont recommencé à sortir, un peu, histoire de faire taire les rumeurs. Il y a eu le bal du lycée, qui finalement, s'est avéré être leur dernière sortie publique, et où elles se sont rendues compte que leurs parents ne les laissaient pas exister comme les autres adolescents

"- Est-ce qu'on a l'air aussi folle que tout le monde le pense ?
- Qui pense ça ?
Elle [Thérèse] ne répondit pas, elle tendit seulement la main pour voir s'il pleuvait. "Cécilia était bizarre mais pas nous." Puis : " On veut juste vivre. Si on veut bien nous laisser".
Alors, chacune à leur manière, les sœurs Lisbon ont commencé un étrange manège, cloîtrées chez elle, pour avoir encore l'impression qu'elles étaient vivantes. Lux s'est mis à faire des prouesses sexuelles sur le toit avec des hommes de passage, tandis qu'une autre allumait des cierges partout accompagnée de la dernière qui vidait les bouteilles en cachette.
"Signe de dérangement, de désespoir, d'autodestruction qui n'avait plus rien à voir avec les petits plaisirs furtifs qu'on s'offre derrière un arbre sous la pluie" .
La maison Lisbon est devenue "une forteresse impénétrable" dans laquelle Thérèse, Bonnie, Lux et Marie se sentent emmurées vivantes.

Le titre du roman vient d'une chanson écoutée en boucle par les filles
"Vierge suicidée, qu'est-ce qu'elle criait ?" dit le refrain, sauf que vingt ans après, le mystère demeure entier. Chez elles, le suicide est devenue la seule forme de délivrance, une échappatoire sans issue certes, mais la tentative ultime de survie, paradoxalement.
Les témoins impuissants ont réussi à rencontrer les parents (séparés) des cinq sœurs suicidées et leur témoignage montre à quel point, des années après, ils ne remettent pas en question leurs choix et leurs préceptes éducatifs.

Virgin Suicides, adapté au cinéma en 1999 par Sofia Coppola, est un roman fort et poignant sur le mal de vivre et les dérives de l'éducation après un drame commun.
A lire et relire même si le format poche n'est plus réédité.

Ed. J'ai lu, 1993, traduit de l'anglais par Marc Cholodenko, 225 pages.
Titre original : The Virgin Suicides