vendredi 11 février 2022

Ronde de rêves


"Les histoires sont simplement des histoires, elles sont une distraction (...) mais aucune ne saurait ébranler les règles fondamentales de la vie et de la mort, déplacer les étoiles de la voûte céleste, et aucun conte populaire n'a le pouvoir d'entailler la terre pour libérer des ombres, fantômes et malheurs vieux de cent cinquante ans".
Entrer dans un roman de Jon Kalman Stefansson c'est entrer dans un monde nouveau fait de poésie, de joie et de tristesse. C'est une première pour moi, à ma grande surprise d'être passée à côté si longtemps.

Plonger dans son univers, c'est se reposer, bercée par sa prose longue mais fluide, parfois crue, parfois redondante mais qui ne tombe jamais dans le poncif.

Autrefois, les fjords de l'Ouest islandais étaient si éloignés de la capitale qu'il fallait plus de quatre heures à une voiture pour rallier les deux endroits. Désormais, une route goudronnée plus directe a permis au village de quatre cents âmes de se moderniser. Il a favorisé aussi la fuite de quelques uns , le retour d'autres, et a fait en sorte que les rêves soient plus grands. Forcément les hivers sont longs, les rêves immenses et on pense que l'herbe est toujours plus verte ailleurs. 
"Il faut se garder de trop approcher ses rêves, ils vous privent parfois de tout pouvoir en prenant la place de notre volonté, or qu'est un homme lorsqu'il est dénué d'énergie et de courage"?
Avoir des désirs, c'est bien, seulement ils brisent parfois des volontés et font exploser des couples. Que dire de l'ancien patron de la Coopérative surnommé maintenant l'Astronome? Il a tout vendu pour se procurer des livres en latin, a laissé sa famille s'éloigner et réunit une fois par mois les villageois pour parler du Ciel et de l'immensité .
"Il y avait jadis tant d'innocence dans le monde, qu'ici, au village, il suffisait d'employer un policier à temps partiel, le chemin qui menait au Ciel était sans doute plus court et celui descendant vers l'enfer d'autant plus long".
L'innocence existe encore mais elle tapie au fin fond des exploitations agricoles excentrées du village. Désormais, elle se heurte à la consommation d'alcool, à l'adultère, aux fantômes  qui surgissent sans crier gare et font de celui qui semble le plus costaud une poupée de chiffon.
"Celui qui touche le fond de l'océan voit le monde avec des yeux nouveaux".
Pour oublier le poids du quotidien, les rêves brisés et les souvenirs qui s'altèrent avec le temps, certains courent, d'autres boivent, d'autres encore nagent. L'eau donne l'impression d'une renaissance due sûrement au moment de communion avec la nature. On oublie, un laps de temps, que "tout n'est que ruines"...

Heureusement, cet écrivain islandais est là, à l'écoute de celles et ceux qui sont finalement les reflets de ceux que nous sommes, envahis des mêmes certitudes, des mêmes obsessions et des mêmes contradictions que nous.
Lumière d'été, puis vient la nuit est un moment de lecture suspendu qui se savoure. Il faut prendre le temps pour savourer chaque histoire racontée, chaque réussite ou rendez-vous manqué, chaque renaissance et chaque disparition. Et en lisant, j'en viens à envier Eric Boury en imaginant quelle fut son état d'esprit en traduisant un texte de cette profondeur là.


Ed. Gallimard, collection Folio, janvier 2022, traduit de l'islandais par Eric Boury, 320 pages, 8.20€ 

Titre original : Sumarljos, og svo kemur nottin