mardi 8 février 2022

regards croises (42) Autoportrait d'un homme ordinaire

UN ROMAN, DEUX LECTURES avec Christine Bini

Un roman, deux lectures - avec Christine Bini

C'est le 42ème Regards Croisés, une lecture partagée avec mon amie Christine Bini. Nous décidons ensemble du roman ainsi que de la date de la mise en ligne de nos articles, mais nous n'échangeons pas sur notre lecture afin de ne pas nous influencer.




Haruki Murakami a plus de 70 ans aujourd'hui. C'est un homme et un écrivain discret, pudique, dont on compte les entretiens sur les doigts de la main. Avant cette double parution, le livre dans lequel il se livrait le plus était Autoportrait de l' auteur en coureur de fond (10/18, février 2011) dans lequel il expliquait sa vision de l'écriture en y faisant un parallèle avec sa pratique de la course à pied.

Quand l'auteur a perdu son père, cela faisait plus de vingt ans qu'ils ne s'étaient pas adressé la parole. Pas de disputes, pas de conflits mais un lien distendu que le temps n'a pas sur resserrer. En y réfléchissant bien, Murakami admet que ses souvenirs ont remplacé la présence de son père. 

"Je suis le fils ordinaire d'un homme ordinaire. C'est parfaitement évident. Mais au fur et à mesure que j'ai approfondi cette réalité, j'ai été convaincu que nous sommes tous le fruit du hasard, et que tout ce qui a eu lieu  dans ma vie et dans celle de mon père a été accidentel".

Dans les deux livres édités simultanément chez Belfond, l'auteur nippon n'hésite pas à écrire qu'il garde de nombreux souvenirs heureux de son géniteur. On comprend, en filigrane, qu'hormis la guerre et les études, les deux homme se ressemblent sur beaucoup de points : taiseux, pudique et une acceptation des événements de la vie qu'on pourrait croire à de la nonchalance mais qui est en fait une acuité à profiter de l'instant puisque les souvenirs ne seront qu'une image déformée du vécu.

"Mais non, on ne peut pas compter sur les souvenirs non plus. Qui pourrait affirmer avec certitude ce qui nous est vraiment arrivé par le passé" ?

Murakami pense qu'il faut laisser une grande place au hasard, à l'accidentel, tout en ne négligeant ni le rêve ni l'inexplicable. Il faut accepter, c'est tout. 

 "Des événements inexplicables, illogiques, mais qui parviennent pourtant à vous bouleverser. Quand ils surviennent, je crois que nous devons juste fermer les yeux, ne penser à rien et les laisser passer sans rien faire. Comme si nous glissions sous une énorme vague".

En se souvenant, l'auteur replace des événements anodins comme fondateurs aujourd'hui de ce qu'il est devenu ou de sa perception du quotidien. Les femmes qu'il a rencontrées, belles ou laides, lui ont apporté des souvenirs qu'il garde précieusement. Une mélodie (la musique est omniprésente dans l'œuvre de l'auteur), une rencontre cocasse, sont autant de carburants à son écriture que d'étapes existentielles.

"Ces souvenirs, je les utiliserai comme mon modeste carburant qui brûlera durant les nuits froides et me réchauffera tandis que je vivrai ce qu'il me reste d'existence personnelle". 

lui raconte le singe de Shinagawa, amoureux transi de femmes dont il vole les identités. Contrairement à ce que pensait une de ses conquêtes

"Aimer quelqu'un, c'est comme être atteint d'une maladie mentale que l'assurance maladie ne prend pas en charge",

l'auteur a cru et croit encore à l'amour, qu'il soit celui d'un fils pour ses parents ou d'un homme envers une femme. On peut même aimer un rêve qu'on garde jalousement car il nous permet encore d'espérer.

"La mort d'un rêve est peut-être plus triste, en un sens, que celle d'un être vivant. On peut même quelque fois ressentir cette disparition comme véritablement injuste. Cependant, si nous avons de la chance, demeureront parfois quelques mots à nos côtés".

N'empêche, si nous nous construisons sur des souvenirs et des expériences souvent anodines, que nous reste-t-il au bout du compte ? Sommes-nous vraiment ce que nous sommes ou bien juste une image de ce que nous voulons montrer aux autres ?

"Nous vivons tous masqués - plus ou moins. Dans ce monde féroce, on ne peut pas vivre sans masque. Le visage d'un ange véritable peut être caché derrière le masque d'un diable et le visage d'un diable peut être caché sous celui d'un ange".

Et les deux livres pourtant si différents - un recueil de nouvelles, un récit illustré sur le père - se rejoignent pour former un tout. Murakami se livre à la première personne du singulier. Et cet homme qui se dit ordinaire le devient un peu moins sous le prisme de l'écriture et de l'expérience. Le tout avec pudeur et sincérité.


Lire ici l'article de Christine Bini 


Ed.Belfond, janvier 202, traduit du japonais par Hélène Morita, 151 pages, 21€ 

Ed. Belfond, janvier 2022, traduit du japonais par Hélène Morita, 81 pages , 17€