mardi 18 janvier 2022

Ne pas trembler


Dans Les Choses humaines (Gallimard, 2019) Karine Tuil analysait déjà les arcanes du pouvoir mais dans le monde médiatique. La Décision parle aussi de pouvoir, dans sa définition latine, celle de la justice, sans affect. Seulement cela est-il vraiment possible ?

"Or, d'une manière générale, les gens n'aiment pas les juges, ils nous vient comme une clé de voûte d'un appareil punitif, nous serions rigides et trop puissants, les thuriféraires de la loi - le bras armé de la coercition".
Cela fait longtemps qu'Alma sait qu'elle n'exerce pas une profession populaire aux yeux des gens et des justiciables. Depuis quelques temps, elle dirige la cellule chargée d'instruire celles et ceux suspectés de terrorisme, et depuis les attentats de 2015, son métier a revêtu une profession supplémentaire.
"Mon métier, c'est l'appréciation de la dangerosité mais aussi croire en l'être humain. Je veux continuer de penser qu'une personne peut se ressaisir et changer".
On pourrait croire à une forme de naïveté mais Alma s'accroche à l'idée selon laquelle il y a toujours un être humain derrière un monstre. Elle s'est adaptée à une vie où elle est éloignée de ses enfants la semaine, et où des gardes du corps la suivent partout. C'est une période difficile pour elle, son mariage avec Ezra bat de l'aile. Lui s'y accroche alors qu'Alma aimerait trouver le courage d'y mettre fin. Non seulement elle subit l'érosion de son couple, mais en plus, elle doit prendre des décisions difficiles qui pourraient s'avérer mauvaises par la suite.

Karine Tuil pose la cadre, doucement. Alma est une femme tourmentée, qui s'accroche à son devoir d'objectivité, qui se détourne d'un mari qui, pour se protéger, se consacre à la religion juive. La profession de la jeune femme devient un refuge alors qu'il est un lieu où elle côtoie la misère humaine et la haine.
"La réalité, c'est qu'on s'habitue à la possibilité de notre propre mort mais à la haine, jamais".
Peu à peu, la juge d'instruction s'efface au profit de la femme. Alma Revel entame une liaison avec un avocat, Emmanuel, qui défend un des prévenus pour qui elle doit prendre une décision. Elle sent que cette liaison va avoir des conséquences sans pour autant être capable d'y mettre fin.
"Je ne savais absolument pas si elle allait durer, si j'allais encore souffrir, cet amour me plaçait dans une précarité totale, dans  un désordre mental tel que je n'en  avais jamais expérimenté et, dans le même temps, il me faisait accéder à une part de moi-même dont j'ignorais l'existence".
Alma est-elle victime de l'hubris (ὕβρις) cher aux auteurs grecs classiques ? L'orgueil a-t-il jeté un voile sur sa capacité à analyser les choses froidement et avec pragmatisme ?
Seulement rien n'est simple, surtout lorsqu'il s'agit dévaluer la dangerosité d'un homme en matière de terrorisme. La jeune femme est certes accompagnée de collègues pour prendre une décision, mais cette fois-ci, elle est influencée par son amant.
"Il y a quelque chose de fascinant dans mon activité ; juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j'accompagne ces humanités tragiques".
Juger, "c'est aimer écouter, essayer de comprendre, vouloir décider" ; c'est la version noble de ce métier difficile. La Décision raconte qu'il est impossible d'être totalement objectif. Le métier de juge est un dilemme permanent entre ce qu'on est et ce qu'on représente. Alma en fait les frais.

J'aime beaucoup l'écriture de Karine Tuil et les sujets qu'elle traite, c'est pourquoi la sortie d'un nouveau roman est pour moi un événement. Ecrire un roman sur fond de justice et d'antiterrorisme n'est pas simple, c'est même assez osé tant le contexte est "chargé". L'autrice y arrive avec brio, on sent qu'il y a du travail en amont. On ne sombre jamais dans le "trop" qui aurait pu gâcher tout le reste. Le seul bémol que je regrette, c'est peut-être l'aspect clinique et parfois rhétorique du récit. L'alternance des chapitres entre l'histoire d'Alma et la retranscription des conversations avec le prévenu de retour de Syrie et accusé de fomenter un projet d'attentat, fait très vite deviner au lecteur que la décision que va devoir prendre Alma aura des conséquences tragiques. Peut-être est-ce volontaire de la part de l'auteure, pour mieux montrer la fragilité de la nature humaine, confrontée à des dilemmes permanents.

Ed. Gallimard, collection La Blanche, janvier 2021, 304 pages, 20€